Le bateau

A force d’entendre, crise oblige, que « le monde s’écroule », que « la France coule », que nous sommes « à bord d’un navire sans capitaine », que « l’Europe se fissure »… on pourrait finir par se croire menacé d’une manière ou d’une autre, susceptible d’être emporté dans la noyade, anxieux que le ciel nous tombe sur la tête… Nous ne devons pourtant pas nous sentir concernés outre mesure.

61912_YOU5PTFM1X3VPRDX2C11OZVE8PP4OR_naufrage_de_la_caravelle_H111726_L

Ce qui peut s’écrouler, ce n’est jamais le monde ; c’est tout au plus son décor. Ce qui peut s’écrouler, c’est un système, c’est « la France », c’est « la République », c’est « l’Europe », c’est-à-dire des constructions mentales collectivement élaborées. Mais ce n’est pas le sol que nous avons sous les pieds.

Ces choses-là peuvent s’effondrer sans que cela nous soit fatal, car nous ne sommes pas ultimement un « citoyen », nous ne sommes pas ultimement un « Français » ; nous sommes simplement un homme ou une femme, localisé à un endroit de la Terre et pris dans la toile de ces contingences politiques ou sociales. Aussi omniprésentes soient elles, elles ont leur temps et leur espace, et ne constituent pas un mur porteur de la réalité. Tout comme un bout de papier ne vaut 100 € que tant que chacun veut bien le croire, notre valeur de « citoyen », de « Français », « d’employé », n’existe que dans la mesure du sérieux avec lequel on croit à la Nation, à la République, à l’Entreprise…

Ces gens qui vous annoncent le naufrage de telle ou telle institution comme s’il en allait de votre salut, il vous faut vous les représenter comme de drôles de fous qui, un jour, auraient construit une cabane autour de vous, décrétant que c’était un navire. Au beau milieu de la clairière, ils jouent dans leur cabane : « On dirait que ça serait un bateau et que tu ferais partie de l’équipage… ».

seoul2005_1015002_1

Jusqu’à présent vous avez bien voulu jouer à leur jeu. Vous vous êtes assis dans la cabane en faisant semblant de ramer. Au fil des années, ils ont inventé un ensemble de règles et d’obligations pour la vie à bord. Quand vous mettez un pied en dehors, ils hurlent comme si vous alliez tomber à l’eau. Lorsque le vent se lève dans la forêt, ils disent que c’est une tempête ; ils jouent à hisser les voiles et se mettent en branle pour parer à la houle. Jusqu’à présent vous avez bien voulu jouer à leur jeu, vous avez souscrit à leurs appels lorsqu’il fallait réparer, financer, agrandir ou renforcer la cabane. Maintenant qu’il pleut et qu’il vente sérieusement, on vous dit que « le navire coule », qu’il vous faut redoubler d’efforts, qu’il est urgent de rafistoler le rafiot, que le capitaine est incapable et que l’on court à la catastrophe… Mais regardez vos pieds : vous êtes un homme ou une femme localisé à un endroit de la Terre. Il n’y a pas de bateau. Il n’y a pas de capitaine ni de matelots. Il y a simplement des gens autour qui jouent au bateau et à l’équipage.

Ce qui peut couler c’est essentiellement ce jeu de fous. Le jeu social, le jeu économique, le jeu politique. Ce qui peut couler ce sont les titres de capitaines et de seconds. Mais vous-mêmes, vous garderez les pieds secs. Vous ne risquez pas le naufrage, seulement l’orage de forêt. Vous risquez surtout les mouvements d’agitation de ceux qui croient couler. Ils paniqueront et pourront vous bousculer. Ils vous forceront à rester à bord, car ils sont persuadés qu’ils ont besoin de monde pour ramer ou écoper. Ils vous en voudront de vouloir quitter le jeu, et plus encore de leur révéler qu’il n’y a pas de bateau et qu’ils ne sont capitaines de rien. Vous risquez aussi, une fois la cabane par terre, de voir de nouveaux crétins inventer un nouveau jeu encore plus imbécile.

Il importe de ne pas vivre trop près des drôles de fous. Il importe de se faire une vie un peu à côté, et des moyens de subsistance qui ne dépendent pas entièrement de ce bateau et de ces fous.

3 réflexions au sujet de “Le bateau”

  1. Amen ! 🙂
    Succulent parallèle… ce jeu social comme quand on jouait à prétendre quand on était enfant, tout ce qu’on est censé faire pcq c’est comme cela que ça doit être.
    J’espère que ta « vraie » vie est bien remplie. Je te souhaite de ne jamais la perdre de vue dans le jeu des autres.
    J’ai refusé de jouer de manière assez radicale, je n’aime pas prétendre alors il n’y a pas de vie un peu à côté et de vie dans le jeu pour moi. Chaque jour c’est ma vraie vie que je vis et en aucun cas le jeu de quelques institutions dogmatiques. C’est certainement mon plus gros soucis, les dogmes. Mais c’est un autre sujet 🙂

    « Ils vous forceront à rester à bord, car ils sont persuadés qu’ils ont besoin de monde pour ramer ou écoper. Ils vous en voudront de vouloir quitter le jeu, et plus encore de leur révéler qu’il n’y a pas de bateau et qu’ils ne sont capitaines de rien. »

    C’est vrai et la pression qu’on peut subir quand on ne joue pas est incommensurable.
    C’est pas « normal » de ne pas être ambitieux, d’apprécier de vivre de peu (particulièrement quand on est un peu à droite politiquement parlant, le poids des clichés lol), de ne pas chercher à gagner de l’argent pour l’argent, de n’avoir qu’un seul exemplaire de chaque objet qu’on utilise (« prends c’est gratuit! » « Non merci, j’en ai déjà » « t’es bizarre toi »), de ne pas soutenir le jeu (« elle te manque la France? Bof, j’aime ma culture mais je ne vois pas l’intérêt de me casser les reins à participer à un système auquel je ne crois pas ») pas normal de n’avoir ni enfant ni partenaire pour une femme de 32 ans, de ne pas vouloir travailler quand on est tant diplômé, de ne pas désirer un smartphone, d’être si heureux et détendu alors que rien n’est moins sûr que le confort dans lequel dormir le soir même etc etc etc
    Le pire pour ceux qui jouent le jeu c’est quand ils te demandent ce que tu rêves de faire « ah ben je vis mes rêves là maintenant de suite en fait », ça, ils n’aiment pas beaucoup tous ceux « coincés » dans le jeu qui attendent que leurs rêves se réalisent dans leur vraie vie 🙂
    Et on te le rappelle souvent que « tout ceci n’est pas normal, que ca va bien comme cela ta crise existentielle et qu’il est temps de mettre la main à la pâte, de sauver l’euro, la Grèce, les banques, d’accueillir les réfugiés, de fonder une famille, de prendre un prêt sur 50 ans » et tout est ok pcq on peut toujours faire grève…

    Dorénavant je me demande et je te demande à toi Unoeil, à ton avis est-il possible de quitter le jeu de façon permanente ?
    J’ai rencontré de par le monde des tas de gens rejettant ces jeux, des « misfits » solitaires ou en famille, pour différentes raisons et avec différentes cultures et convictions, et je crois qu’ils se posent tous cette question : a-t’on le choix de jouer ou non ?
    Et Par conséquent, est ce que rejetter ces dogmes et ce jeu devient un mini jeu dans le jeu global ?
    « On a qu’à dire qu’on veut pas être une fourmi de ce système de fou et on nage à contre-courant jusqu’à ce qu’on soit fatigué ou lapidé par la foule, dacc? « 

  2. Beau texte, selon moi plein de sagesse et d’erreur à la fois. Ton parallèle avec la cabane est amusant, mais je pense qu’il y manque une dimension : la cabane dans laquelle nous vivons EST le monde, ce n’est pas juste un truc pour faire semblant. Nous y sommes nés, nos enfants aussi, on y a trouvé une façon de vivre, une civilisation clés en main, une langue, donc un univers complet. Penser qu’on peut tout aussi bien en changer pour autre chose est à la fois vrai (si on n’a pas le choix, il le faudra bien) et archifaux (si l’on pense que cela peut se faire sans dommages irréversibles, donc que c’est sans gravité).
    Disons qu’en ce domaine comme en tant d’autres, la question achoppe sur le point des proportions. Si nous cessions d’être en République, par exemple, et que nous rétablissions la monarchie, eh bien il y a fort à parier que cela ne changerait pas grand’chose. Les Angliches, les Espingouins, les Suédois ne vivent pas sur une autre planète, après tout. Mais si nous devenions un pays pauvre (entre guillemets), vraiment pauvre, on peut imaginer que ça changerait énormément plus de choses. De même si nous devenions, tiens, prenons un truc à la mode, une république islamique (dans une version moins cool que celle de Houellebecq). Le monde « s’écroulerait » pour faire renaître, sur ses ruines, un monde effectivement nouveau. Mais il me paraît oiseux de nier l’existence des ruines.

Laisser un commentaire