Arrêter la télé

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Quelqu’un dit qu’il a « regardé la télé hier soir » : il se met aussitôt en voie de marginalisation. Car une personne qui a regardé la télé est socialement dévalorisé, c’est quelqu’un qui n’a pas mieux à faire, qui n’est pas fichu de s’organiser une soirée correcte, qui manque d’amis et d’occasions de sorties. Voilà comme on le considère.

En revanche, il peut dire qu’il a regardé une série. Regarder une série est acceptable socialement, et même valorisé. Dans la bonne société, plus on en regarde, mieux c’est. On se doit a minima d’avoir un avis sur chacune de celles qui sont en circulation (« nul » ou « génial » peut suffire).

Le regardeur de séries, souvent, est de ceux qui se rengorgent de ne « jamais regarder la télé ». Il passe pourtant plus de temps à regarder ses séries à dizaines de saisons à dizaines d’épisodes, que le regardeur de télé à regarder la télé, mais ce n’est pas grave : ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé. Même s’il continue de regarder un appareil carré, même s’il continue de regarder un appareil lumineux, même s’il continue de regarder des images, les images qu’on lui propose, ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé.

Il devient bientôt commun « d’arrêter la télé », du moins de penser que nous l’avons arrêtée, que nous l’avons tuée en nous détournant d’elle. Ce passage dans cette curieuse vidéo nous explique très justement que nous ne tuons rien du tout, que la télévision ce n’est pas cela, ce n’est pas seulement une boîte dans un salon. La télévision est dans votre tête, c’est une mentalité. Elle existait avant la télévision et continuera d’exister après.

La télévision est ce qui concentre les regards sur son rayon. Ce qui monopolise les attentions. La télévision est tout ce qui ce qui cherche à vous distraire, c’est-à-dire à vous soustraire. La télévision est l’agenda du temps, ce qui décide à quoi vous allez vous intéresser. Si des élections ont lieu en ce moment, vous allez vous intéresser aux élections ; s’il faut soudainement vous soucier du sort du Venezuela, vous vous y intéresserez. Vous vous passionnerez, vous angoisserez s’il le faut. Et le temps qu’il faut. Avant de vous intéresser à tout autre chose, à la bataille de Verdun par exemple, si la télévision a décidé que nous étions l’année du centenaire. Verdun vous intéresse en 2016. Peut-être achèterez -vous un livre. En 2016. Car le reste du temps, Verdun vous est toujours plus ou moins égal. Ceux qui se passionnaient pour Verdun en 2009 vous ont sans doute paru farfelus – c’est que le sujet n’avait pas été mis à l’ordre du jour.

Et si la grande exposition de la ville vous indique que tel peintre, qui n’avait jusque là pas particulièrement suscité votre intérêt, est un grand génie, alors le trouvez-vous fabuleux, commencez-vous à vous y intéresser etc. Tout cela rejoint l’idée d’autonomie culturelle.

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Au plaisir de céder aux engouements collectifs (pour les séries ou pour autre chose) – plaisir bien réel que je peux comprendre, répond la douceur de s’être maintenu à distance, solitaire, ignorant de ces choses ; et d’entendre les conversations, les clameurs, les éloges, sans savoir le moins du monde de quoi il est question. Je savoure par exemple depuis plus de 10 ans le plaisir solitaire d’entendre ma génération se rappeler de Friends avec délice, sans rien connaître de cette série que tout le monde est censé avoir en héritage commun.

C’est idiot, mais ce genre de choses m’a toujours été doux. C’est comme d’entendre le brouhaha étouffé d’une fête tapageuse, à 23 heures, à l’étage au-dessus : bonheur de se sentir libre, non prisonnier des obligations de cette fête, réussie certainement, mais épuisante. Ou encore, c’est comme de baigner dans les conversations d’une foule dont on ne parle pas la langue, dans un bus à l’étranger, et d’être là néanmoins, incognito.

Une réflexion sur “Arrêter la télé”

  1. Très juste tout cela. Le brouhaha mondain me plait dans la mesure où j’apprécie mon détachement relatif. Il me terrifie en revanche lorsque j’ai l’impression qu’il se nourrit de ce qu’il rejette et devient un égrégore guidant les mœurs, devenant un quasi diktat pour finir par créer des guerres.

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