Arrêter la télé

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Quelqu’un dit qu’il a « regardé la télé hier soir » : il se met aussitôt en voie de marginalisation. Car une personne qui a regardé la télé est socialement dévalorisé, c’est quelqu’un qui n’a pas mieux à faire, qui n’est pas fichu de s’organiser une soirée correcte, qui manque d’amis et d’occasions de sorties. Voilà comme on le considère.

En revanche, il peut dire qu’il a regardé une série. Regarder une série est acceptable socialement, et même valorisé. Dans la bonne société, plus on en regarde, mieux c’est. On se doit a minima d’avoir un avis sur chacune de celles qui sont en circulation (« nul » ou « génial » peut suffire).

Le regardeur de séries, souvent, est de ceux qui se rengorgent de ne « jamais regarder la télé ». Il passe pourtant plus de temps à regarder ses séries à dizaines de saisons à dizaines d’épisodes, que le regardeur de télé à regarder la télé, mais ce n’est pas grave : ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé. Même s’il continue de regarder un appareil carré, même s’il continue de regarder un appareil lumineux, même s’il continue de regarder des images, les images qu’on lui propose, ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé.

Il devient bientôt commun « d’arrêter la télé », du moins de penser que nous l’avons arrêtée, que nous l’avons tuée en nous détournant d’elle. Ce passage dans cette curieuse vidéo nous explique très justement que nous ne tuons rien du tout, que la télévision ce n’est pas cela, ce n’est pas seulement une boîte dans un salon. La télévision est dans votre tête, c’est une mentalité. Elle existait avant la télévision et continuera d’exister après.

La télévision est ce qui concentre les regards sur son rayon. Ce qui monopolise les attentions. La télévision est tout ce qui ce qui cherche à vous distraire, c’est-à-dire à vous soustraire. La télévision est l’agenda du temps, ce qui décide à quoi vous allez vous intéresser. Si des élections ont lieu en ce moment, vous allez vous intéresser aux élections ; s’il faut soudainement vous soucier du sort du Venezuela, vous vous y intéresserez. Vous vous passionnerez, vous angoisserez s’il le faut. Et le temps qu’il faut. Avant de vous intéresser à tout autre chose, à la bataille de Verdun par exemple, si la télévision a décidé que nous étions l’année du centenaire. Verdun vous intéresse en 2016. Peut-être achèterez -vous un livre. En 2016. Car le reste du temps, Verdun vous est toujours plus ou moins égal. Ceux qui se passionnaient pour Verdun en 2009 vous ont sans doute paru farfelus – c’est que le sujet n’avait pas été mis à l’ordre du jour.

Et si la grande exposition de la ville vous indique que tel peintre, qui n’avait jusque là pas particulièrement suscité votre intérêt, est un grand génie, alors le trouvez-vous fabuleux, commencez-vous à vous y intéresser etc. Tout cela rejoint l’idée d’autonomie culturelle.

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Au plaisir de céder aux engouements collectifs (pour les séries ou pour autre chose) – plaisir bien réel que je peux comprendre, répond la douceur de s’être maintenu à distance, solitaire, ignorant de ces choses ; et d’entendre les conversations, les clameurs, les éloges, sans savoir le moins du monde de quoi il est question. Je savoure par exemple depuis plus de 10 ans le plaisir solitaire d’entendre ma génération se rappeler de Friends avec délice, sans rien connaître de cette série que tout le monde est censé avoir en héritage commun.

C’est idiot, mais ce genre de choses m’a toujours été doux. C’est comme d’entendre le brouhaha étouffé d’une fête tapageuse, à 23 heures, à l’étage au-dessus : bonheur de se sentir libre, non prisonnier des obligations de cette fête, réussie certainement, mais épuisante. Ou encore, c’est comme de baigner dans les conversations d’une foule dont on ne parle pas la langue, dans un bus à l’étranger, et d’être là néanmoins, incognito.

Deal de clic

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Mon article sur YouTube et la télé a fonctionné. Un sujet plus people qu’à l’accoutumée, partagé et retweeté à gogo par quelques héros du web émus de me voir prendre la défense de David contre Goliath… et ébruité jusqu’aux oreilles de sites de presse. Le deuxième jour, rue89 me contactait pour me proposer de reprendre l’article.

Sur le moment on est évidemment flatté de voir sa prose en Une d’un média officiel. Mais lorsqu’on est un œil et qu’on y songe quelques jours plus tard, on trouve matière à réflexion. Retour sur le procédé.

  • rue89 me contacte par e-mail pour me proposer la reprise de l’article, moyennant citation de la source et lien vers mon blog. Les présentations vont vite et l’on me presse d’accepter car il faut « rester dans l’actu » et battre le fer tant qu’il est chaud,
  • je dois en « dire un peu plus sur qui je suis » – le journaliste n’ayant visiblement pas pris la peine de cliquer sur 1 ou 2 de mes articles précédents pour s’en faire une idée. Le descriptif informel que je lui fais sera en fait repris quasi tel quel pour l’encadré qui me présente dans l’article de rue 89,
  • j’en profite pour lui caser un mot sur le livre que j’ai publié en 2015, où il est question entre autres du sujet qui les intéresse : la mutation du paysage médiatique traditionnel. Ma seule doléance est de placer dans mon encadré un lien vers le livre sur Amazon.
  • Demande refusée car rue89 « ne fait pas de placement de produit ». Je n’obtiens qu’un lien indirect vers mon blog.

 

lobs rue89Récupère, récupère-donc, je t’en prie

C’est ainsi que l’article est publié le soir même sur rue89. Chouette. Mais le jour suivant, il ne figure déjà plus en vitrine. Il a été remplacé par une brève Arrêt sur Images du journaliste Daniel Schneidermann, qui traite une troisième fois de mon sujet, sans rien y apporter de neuf. Il salue tout de même au passage la sagacité du blogueur « Un Œil ». A la différence cette fois-ci que le lien sur le mot « blogueur Un Œil » ne pointe pas chez moi mais vers l’article de rue89.

On récapitule donc. Pour espérer bénéficier de trafic (le seul avantage que j’aie à donner mon article) et qu’un lecteur de rue89 arrive jusqu’à moi, il me faut imaginer qu’il :

  • clique d’abord sur l’article « Arrêt sur Images »,
  • une fois sur cet article, qu’il clique sur le lien qui l’amène à l’article de rue89,
  • une fois arrivé là (il a déjà lu 2 articles sur le sujet), qu’il lise l’encadré qui me présente et clique sur un lien qui l’amène sur mon blog.

A titre d’information, on estime en général que seuls 2 à 5 % des visiteurs d’une page cliquent sur le lien suivant dans le meilleur des cas. Je suis enfoui à trois couches de profondeur. Quatre si je veux que le visiteur soit en situation d’acheter un exemplaire de mon livre.

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Alors, faisons les maths, comme disent les Anglais :

  • A l’instant où j’écris, mon article a rapporté 76 347 visites à rue89. C’est plus de 10 fois leur trafic habituel si je me fie rapidement à leurs autres articles de même type.
  • rue89 « ne fait pas de placement de produit », mais affiche néanmoins de l’espace publicitaire sur son site et en tire des revenus. J’ai donc multiplié par 10 le potentiel de revenus de rue 89 sur cet article.
  • Pour ma part, sur mon propre blog, l’article a été vu 13 745 fois. Si je totalise les visites qui me sont provenues de rue89, Arrêt sur Images et l’Express.fr (lui aussi a écrit sur le sujet en faisant un lien vers mon blog), cela ne représente que 12 % des visites de mon article. Le reste, je l’ai fait « tout seul », c’est-à-dire grâce à la promotion de lecteurs qui ont partagé l’article par leurs propres moyens.

Conclusion 1 : les internautes « citoyens » (blogueurs, twitteurs, lecteurs, youtubeurs…) ont une puissance d’émission supérieure aux « grosses machines », n’en déplaise encore une fois à la bande à Ruquier. J’ai offert plus de visibilité au site « indépendant et participatif » qu’est rue89 que lui ne m’en a renvoyé. Le deal a été plus intéressant pour lui que pour moi, et pour cause : de deal il n’y a pas eu. Le semblant de contrepartie offert (ton article contre la mention de l’auteur et un lien vers ton blog) est en réalité la moindre des honnêtetés, mais certainement pas une rétribution.

Conclusion 2 : rue89 et les autres médias qui ont repris mon article, se sont ce faisant offert à moindre frais une posture de pourfendeur du vieux monde (dont ils font partie) et de défenseur du YouTubeur opprimé… Mais dans les faits ils cannibalisent, pour survivre, ces petits médias à leur profit. Sans doute ont-ils des radars qui leur signale tout article sur le web qui franchit un certain seuil de résonance, pour lui proposer un « partenariat de visibilité »…

Sur le plus long terme, ces médias sont encore gagnants puisqu’une fois le buzz passé, ils conservent l’avantage du référencement. Celui qui cherche aujourd’hui sur Google à se renseigner sur « Natoo+Ruquier » se voit proposer les articles de rue89, Arrêt sur images, mais pas le mien.

Bilan de l’opération ? C’est chouette, j’ai fait des « vues » comme on dit. Mais la contribution des médias qui m’ont mis en lumière est toute relative. Les quelques visiteurs supplémentaires qu’ils m’ont apporté, attirés par le sujet « Ruquier », ne sont sans doute pas intéressés par le reste de mon blog et sont repartis aussitôt. Un clochard qui s’assied sur les Champs-Elysées, lui aussi, fait plus de « vues » que s’il était resté dans sa petite rue, mais cela n’a peut-être aucun effet sur ce qu’il ramasse dans son chapeau !

Mépris de classe

Je visionne le passage d’une « youtubeuse » dans l’émission On n’est pas couchés. Intéressant, non pas en lui-même, mais pour le mépris gigantesque qu’il révèle de la télévision envers les singularités médiatiques qu’elle n’a pas engendrées.

Pendant le quart d’heure que dure son interview, la pauvre fille doit essuyer des questions toutes plus suspicieuses les unes que les autres vis-à-vis de son succès. « Vous n’allez pas faire vos petites vidéos jusqu’à 50 ans ? », lui demande la journaliste, sensiblement du même âge qu’elle mais qui emploie le ton d’une mère envers sa fille adolescente. « C’est quoi l’étape d’après ? ».

Personne ne demande à Cyril Hanouna jusqu’à quel âge il compte jouer les gamins demeurés. Ni quelle est son étape d’après. Cyril Hanouna n’a pas d’étape d’après puisqu’il est à la télévision : il est arrivé. Pour les autres, et notamment ceux qui ont l’audace de faire de l’audimat sans autorisation, « l’étape d’après » est nécessairement la télévision, le cinéma… Quelqu’un de talentueux ne saurait rester dans les bas-fonds d’internet, quand bien même il parvient à en vivre. Télévision ou disparition ! Que l’on puisse être visible en dehors d’eux paraît à ces gens invraisemblable.

Au fur et à mesure des questions, les journalistes télé s’adressent moins à l’interviewée elle-même qu’au phénomène de ces « gamins » qui affichent des millions de visites sur leurs vidéos en ligne. « Ça me fait d’ailleurs bien rire, ces chiffres », pouffe l’animateur, incrédule. « Ils ne veulent rien dire ». « C’est facile de truquer le nombre de clics ». « Et ce n’est pas parce qu’on a cliqué sur une vidéo qu’on l’a aimée ». Mauvaise foi inouïe quand on sait dans quelle obscurité sont calculées les audiences de télévision, fondées sur des sondages partiels. Le web a au moins l’avantage de la transparence directe et immédiate de ce point de vue. Se doutent-ils par ailleurs du nombre de téléspectateurs qui, eux aussi, peuvent les regarder par défaut, sans les apprécier voire dans le but de mieux les détester ?

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Je n’ai pas d’amitié particulière pour le travail de cette « youtubeuse », mais comment ne pas être frappé par cette déconnexion totale du monde de la télévision ? Comment ne pas être offensé alors que chacun au quotidien profite de productions remarquables (vidéos, articles, enregistrements…) diffusées gracieusement sur internet, cent fois plus remarquables que la camelote qui nous est vendue à la télévision ? Il se trouve que la semaine précédente dans la même émission, était reçu Laurent Baffie pour la promotion d’un « livre », qui consistait en un recueil d’anagrammes drolatiques à partir de noms de personnalités célèbres. Les a-t-il tirés de son esprit fulgurant ? Il y a fort à parier qu’il les ait plutôt générés avec un moteur automatique sur le web. Mais puisqu’il est du monde de la télévision, ce travail de feignant n’a dérangé personne : on ne lui a pas demandé de comptes et on l’a trouvé très amusant. Bon à acheter.

La vérité est qu’en matière d’humour ou de divertissement, voire de culture, les anonymes du web ont apporté plus ces derniers temps que ceux dont c’est « le métier ». La vérité est que, rapporté aux moyens engagés, certains petits individus font plus d’audience que de grandes émissions nationales, sans nous coûter de redevance. Il est toujours plaisant d’entendre ces ricanements de personnel télévisuel : en tendant l’oreille on peut y entendre leur malaise, la crainte que l’imposture du monopole touche à sa fin.

La caméra cachée

princesse connasse En ce moment sort Connasse, un film « entièrement réalisé en caméra cachée ». Si je comprends bien, alors que les autres caméras cachées se sentaient encore le besoin d’inventer une mécanique, une ingéniosité, une situation dans laquelle faire entrer la victime, il s’agit ici de pousser n’importe quelle porte et de se comporter en connasse avec le premier venu. C’est « drôle », parce qu’il y a une caméra qui filme.

C’est, en fin de compte, la caméra cachée poussée dans sa forme chimiquement pure : une caméra cachée, aussi drôle ou réussie soit-elle, fonctionne sur un seul principe, celui de l’humiliation du quidam face à la masse hilare. Un garnement qui, dissimulé dans un buisson, réalisait la farce-attrape du « portefeuille », tirait son plaisir autant de la supercherie elle-même que de la course-poursuite qui allait s’ensuivre. Dans l’optique d’une caméra cachée au contraire, ce type de gag rend la course-poursuite hors de propos. La caméra toute-puissante autorise tout, la révélation de sa présence est supposée annuler tout conflit ou toute réclamation.

On fait un croque-en-jambe à un inconnu, il s’étale, et on le relève en lui signalant immédiatement que tout cela était filmé. C’était filmé, donc tout est OK ! il peut ramasser son chapeau et reprendre ses activités. Il y a, induit, le principe que l’on est soumis à l’empire télévisuel de la dérision et que son petit orgueil personnel n’a qu’à s’écraser.

On m’a raconté une mésaventure dont je ne trouve malheureusement pas les images : un boute-en-train télévisuel quelconque s’invite à une table où le chanteur Gilbert Bécaud est assis avec une amie, et lui demande frontalement « s’il va la baiser » ou quelque chose de la sorte (=> gag !). Sans attendre, Bécaud lui assène une baffe magistrale, estimant sans doute que la possession d’un micro ne dispense personne de la correction la plus élémentaire !

beliveauForcément, ça casse un peu l’ambiance…

Logiquement, c’est toujours ainsi que devrait se terminer une caméra cachée. Logiquement, la réaction d’un bonhomme comme Bécaud pourrait être celle d’un dignitaire papou, du Dalaï-Lama, ou de toute personne n’ayant pas baigné de façon prolongée dans la culture du ricanement télévisuel. Toute personne n’étant pas accoutumée à la toute-puissance du micro ou de la caméra. D’ailleurs, est-ce peut-être dans cette seule extrémité que la caméra cachée redevient louable : lorsque le trublion ne s’abrite pas derrière l’impunité télévisuelle pour humilier une victime qui ne demandait rien, mais qu’il se met lui-même en danger, en position de victime potentielle afin que le rire provienne du risque de retour de bâton. Spectacle de Guignol.

Pour en revenir au totalitarisme de la caméra, on peut noter pour finir qu’il ne se limite pas à la version potache et humoristique de l’exercice : la caméra cachée journalistique profite, elle aussi, d’une totale immunité. Personne ne se sent plus dans son droit qu’un journaliste d’investigation qui extorque des informations en caméra cachée. « Nous avons filmé le reste de l’entretien en caméra cachée »… A partir de là, tout lui est permis ! Au lieu de paraître déloyal, cela paraît audacieux. Un journaliste pourrait saigner une grand-mère pour arriver à ses fins, pourvu que cela se fasse sous l’œil d’une caméra cachée.

Les yeux grands fermés

J’ai coupé la télévision depuis bientôt un an, et voilà bien plus longtemps encore que je n’ai plus l’occasion de paresser dans mon salon le dimanche à l’heure qui précède le déjeuner. Aussi, avais-je totalement oublié l’existence de ces jeux télévisés du midi, où l’on gagne bêtement de l’argent en pleurant de façon hystérique sous une pluie de confettis et sous l’œil ravi de Philippe Risoli ou de Jean-Luc Reichman.

En rallumant le poste l’autre jour, j’ai retrouvé ces jeux dans le même état. J’aurais imaginé qu’ils avaient disparu dans les années 90, dépassés par l’évolution des choses, simplement plus au goût du jour et remplacés par des succédanés plus modernes… mais non : à ma plus grande stupéfaction tout est en place, en ordre, intact ; le jeu, le type de décor est le même, les gens, les candidats rigoureusement les mêmes, le même type de personnes avec les mêmes habits.

Qui sont ces gens ? Comment se trouve-t-il encore des volontaires pour participer à ce monde-là ? Et même en admettant qu’ils soient restés vissés au monde télévisuel tout ce temps : pourquoi en sont-ils restés à cette télévision-là ? Comment n’ont-ils pas évolué et franchi les stades de vulgarité ultérieurs que la télévision a proposés depuis ? Mystère. Je les regarde comme des ptérodactyles issus d’un Monde Perdu. Ils continuent et persistent à faire le grand voyage, tels les oiseaux migrateurs ou les gnous du Masai Mara, ils perpétuent le rite de se déplacer pour participer ou assister à un jeu télé, comme s’ils n’étaient pas au courant que la télévision n’existe plus

Migration des gnous

Voir revivre ces imbéciles vieilleries, en tout cas, revivifie une conviction que j’ai sans doute déjà distillée dans plusieurs articles, mais qui mérite d’être répétée : profiter de l’inexistence des chosesÉnormément de choses laides encombrent notre vie mais sont en réalité purement fictives, inexistantes pour peu que nous le voulions bien. Les émissions télé n’ont pas d’existence tant que votre télé reste éteinte. Éteignez, et une somme de petites choses bêtasses – pubs, slogans, sourires de présentateurs, débats tordus… disparaissent de la surface. N’ouvrez pas le journal gratuit qui vous est tendu le matin, rejetez-le et vous neutralisez la photo pleine page de Jean-François Copé ou le tweet crétin du jour, en les réduisant à néant.

Notre époque a ceci de caractéristique qu’elle nous tient éveillés par une agitation permanente pour nous maintenir endormis ; il est donc logique qu’a contrario, il faille savoir fermer les yeux pour distinguer à nouveau un peu de réalité. Cela peut sembler bête, idiot de le dire, et pourtant la gymnastique n’est pas aisée : la vie est pleine de ces gens qui, bien que déplorant la médiocrité et la laideur, cèdent, finissent par jouer le jeu. Un jour, ils paient de leur poche pour un concert de Philippe Katerine. Comme ça. Pour « s’éclater » ou par « curiosité ». Pire : par dérision ou au second degré ! Ne participez pas, ne donnez pas le moindre euro, jamais. Ne contribuez pas, ne relayez pas, surtout si c’est pour critiquer. Ne faites pas exister la laideur, tout simplement. « Miley Cyrus est vulgaire » ? Oui, et vous n’avez pas envie de le savoir. Ne cliquez pas sur le lien et vous ne saurez jamais qui c’est.

La pensée conséquente

Si l’on s’en tenait à ce que pensent les gens, une grande partie des maux du monde serait réglée. Car les gens pensent globalement juste. Mais cela ne mène à rien puisque cette pensée est tout à fait inconséquente : non seulement on n’accomplit pas ce que l’on pense, mais on accomplit parfois l’inverse.

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Ainsi, tout le monde est d’accord pour penser du mal de la télévision (a-t-on jamais croisé une personne qui s’en fasse l’avocat inconditionnel ?), tout le monde s’entend à la calomnier mais chacun la regarde – avec une distance critique s’il le faut – et la télé et toute l’horreur qui s’y rattache continuent d’exister.

Tout le monde s’entend à déplorer le mannequinat, la sexualisation de la publicité, de la consommation, le tort que cela fait à l’image de la femme… Tout le monde pense ça mais lorsque cette « dégradation de la femme » s’incarne, lorsqu’elle se matérialise sur le trottoir d’en face sous l’apparence d’une femme obscène et bariolée, alors là n’allez surtout pas juger ! On défendra son droit le plus strict à faire ainsi. Battez-vous contre des moulins à vent (« la mode », « les marques » ou « la société marchande »…) mais pour rien au monde ne portez atteinte à la liberté de chacun de faire exactement ce qu’il veut. Moralisez « l’entreprise », « la société », « le capitalisme » si vous voulez, mais pas les hommes et les femmes que nous sommes.

C’est avec cette même inconséquence que, si vous tendez l’oreille, tout le monde se dit prêt à « changer de système ». La ménagère vote Mélenchon, le JT de TF1 répète qu’il serait bon de purger le capitalisme de ses excès, et chacun finit par reconnaître que le modèle de consommation, de production, de gaspillage outranciers… doit être mis en question. Mais ces mêmes qui se prononcent pour une certaine forme de croissance nulle, in the other hand, n’imaginent pas devoir renoncer pour cela à leur modèle de Progrès : ils sont ok pour réduire les profits, la croissance, le gaspillage, ils sont ok mais à condition de maintenir toutes les autres choses égales par ailleurs ! Hormis quelques exceptions qui seront allés au bout de leur réflexion et se seront sans doute faits berger dans le Tarn, tous ces gens de bonne volonté qui ne demandent pas mieux de… ne réalisent pas ce que cela implique vraiment, au-delà de la formule.

Limiter la croissance, ce serait aussi limiter l’idéologie du Progrès. Accepter de revenir à une société stationnaire, où l’on apprécie de s’ennuyer, de stagner, où l’on ne progresse pas, ni dans son emploi, ni dans son salaire, ni dans son statut. Pas d’ascension, pas d’acquisitions, moins de confort, moins de santé, moins de science, moins de spectacle et de fanfreluche. Plus de travail. Qui est partant ? Qui vote pour ? Qui saurait trouver là son bonheur ? Certainement pas la masse.

Qui attend de la vie une moisson de bonheur et de bien-être n’aura qu’à prendre un autre chemin que celui de la culture supérieure. – Friedrich Nietzsche

Téléfilms Historiques Français

Parmi les agacements de la vie, il y a ces téléfilms historiques que nous sert de temps à autres France Télévisions, qui commencent par se présenter comme le fruit d’un travail sérieux (nous sommes le service public), insistent dans leur bande-annonce sur la fidélité de la reconstitution, prétendent « enfin lever le voile sur une période trouble », pour au final ne valoir guère mieux qu’une bluette, un Terre indigo transposé dans un contexte historique… Et tous les poncifs qu’on croyait déjà connaître sont visités un par un.

Dans cette catégorie, la palme revient au téléfilm sur l’Algérie, passé il y a quelques années, où les pieds noirs étaient infâmes, invectivant leur boniche algérienne et ne pouvant prononcer le mot « aRRRabe » sans grimacer, tandis que le héros, bel et jeune officier, s’étant engagé dans l’aventure de l’Algérie française par idéal avec le rêve d’un monde nouveau à bâtir où ouvriers des deux peuples se donneraient la main, tombait de haut en découvrant l’affreuse réalité de la Kolonization

Le plus stupide en fin de compte, dans ces films de mauvaise facture, le plus antihistorique, c’est la figure du héros, qui a toujours l’heur et le bon goût de réfléchir en homme de notre temps. Blum, Zola, Camus, Jean Moulin… Quelle que soit la période, ce héros a toujours l’Histoire avec lui. Il a été à bonne école, contrairement à toute son époque ! Il agit comme s’il avait la science de ce qui s’est finalement passé.

  • Si c’est un officier de 14-18, il voit dans la guerre une boucherie, et dans les Allemands d’en face de pauvres bougres qui n’ont rien demandé. Il est militaire, mais le nationalisme lui semble une belle connerie.
  • Si c’est un jeune homme sous l’Occupation, il n’y réfléchit pas à deux fois. Pas une seconde il ne doute de l’issue de la guerre : ce ne sont que quelques années à tenir avant que les Américains débarquent, ça vaut carrément le coup de prendre le maquis !
  • Si le héros est une femme du XIXème siècle, elle est bien entendu libérée avant l’heure : outrée qu’on n’en soit pas encore aux 35 heures, suffoquée par la morale étriquée de ses amies bourgeoises, au fond dans sa tête c’est une femme des années 80

Et ainsi défile la ribambelle de héros, anachroniques, complètement extérieurs à leur époque, qui ont la Vérité avec eux et qui l’ont seuls, seuls s’il ne se trouvait une petite Mélanie Doutey à leurs côtés, infirmière, institutrice, pour les encourager et leur confirmer qu’ils s’apprêtent à devenir de grands personnages de l’Histoire.

« Bonjour. Nous avons raison. »

Ce qui est profondément faux dans cette approche, c’est de ne pas comprendre que telle ou telle opinion qui a cours aujourd’hui puisse être anthropologiquement impossible à avoir à une autre époque. Ce qui est fallacieux est cette façon d’aplanir la complexité du passé, de la gommer sous l’évidence des positions morales d’aujourd’hui. Ces téléfilms pensent peut-être honorer les personnages dont ils traitent en leur donnant raison contre tous, mais ils les amoindrissent au contraire : en laissant entendre que c’était là ce qu’il fallait faire, que c’était la seule posture à adopter pour un homme digne tant soit peu, ils ôtent aux actions de ces hommes leur force, à leurs choix leur difficulté, à leurs jugements leur singularité, aux événements dans lesquels ils étaient plongés leur caractère chaotique… En fin de compte ils ôtent à l’Histoire tout son vertige et tout son sel.

Curieusement, l’attitude moraliste sur l’Histoire devrait s’estomper avec le temps et la distance, évoluer vers une plus grande sérénité, mais à travers ce genre de téléfilms elle fait chemin inverse : sur des évènements parfois vieux d’un siècle, elle pointe du doigt, distribue les bons et mauvais points, oppose de façon plus implacable les parties d’alors… Elle condamne à nouveau, déforme et exagère, appelant ainsi les contradicteurs potentiels à exagérer à leur tour dans l’autre sens… C’est ainsi qu’on n’y voit pas nécessairement plus clair et que la dispute peut continuer.

Duo chanteur

Ils sont là côte à côte. Parfois de part et d’autre d’un piano. Ils « interprètent » une grande chanson. Ils s’échangent des regards ou se donnent la main. Ils se passent le micro à mesure qu’ils effeuillent les couplets…

Il est toujours extraordinairement vulgaire, ce duo de chanteurs que la télévision jette sur scène : oeillades, regards en douce, main sur l’épaule, sourires appuyés… Très content de ce qu’il est en train de donner. Parfois il y a surenchère : si l’un secoue sa chevelure de façon sauvage sur la fin d’une rime, l’autre, quand c’est son tour, se sent obligé de répondre par une grimace un peu rock… Et puis il y a cette façon insistante de scruter le visage de l’autre comme pour savoir à quel moment il va jouir, ou pour l’y encourager…

En fin de compte, c’est toujours cette complicité surjouée qui prend le pas sur le reste : le duo semble plus occupé à mettre en scène sa bonne entente qu’à donner de l’âme à la chanson. Il semble tenir avant tout à ce que l’on voit combien ils sont au diapason, combien ils sont dedans, combien c’est un grand moment qui est en train de se passer… Ils n’ont pas l’air de se douter que cette jouissance mutuelle est gênante pour celui qui regarde, qu’on n’a pas plus envie d’y assister qu’à l’ébat de ses propres parents le dimanche matin sous la couette.

Quelle que soit la chanson, qui que soient les chanteurs, le duo est immanquablement vulgaire. Ce n’est pas complètement sa faute. C’est peut-être le principe même du duo qui veut ça. Parce qu’après tout, une fois qu’on est deux sur la chanson, on ne va pas non plus s’ignorer, on est bien obligé de se voir, de se chercher, et si l’on se regarde on est bien obligé de se sourire… Peut-être ne faudrait-il pas les filmer avec tous ces gros plans. Peut-être faudrait-il simplement ne jamais faire chanter deux personnes ensemble. Peut-être ce raté systématique tient à ce qu’une véritable chanson ne peut venir que d’un seul cœur, et que c’est par un seul cœur qu’elle doit en conséquence être interprétée pour toucher.

De la télévision

Entendu une annonce radio pour le programme télé du soir, qui invitait avec grand enthousiasme le téléspectateur à regarder l’Eurovision pour « retrouver les commentaires acerbes et drôles » de l’animateur…

On comprend définitivement qu’il n’y a rien à attendre de la télévision le jour où l’on constate qu’elle préfèrera toujours nous montrer un spectacle navrant comme l’Eurovision, quitte à y superposer le commentaire d’un animateur ironique qui le dénigre pour rendre le tout « intéressant », plutôt que de nous proposer une véritable soirée musicale de qualité à la place.

Second degré, mes amis ! Nous mangerons notre merde jusqu’au bout, faille-t-il pour cela nous la faire réchauffer ou l’agrémenter d’un peu de poivre. Cela vaut mieux que de cuisiner autre chose.

Paysage audiovisuel et médiatique : la jungle tropicale

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Dans le futur, la télévision a survécu et constitue le dernier îlot d’intelligence et de culture dans le monde médiatique.

Pendant les premières décennies du 21ème siècle, internet était devenu l’outil de la curiosité et de la libre culture, contre une télévision non seulement abêtissante mais manipulatrice dans le traitement de l’information et le façonnage des mentalités. L’avantage évident du web et de ses possibilités, combiné aux ficelles toujours plus grossières de la propagande et à l’accumulation toujours plus gigantesque de bêtise à la télévision, avaient fini par déclencher un transfert de l’audience.

Petit à petit, le modèle s’est adapté, purgé, le public et les investissements ont fui sur internet, emportant avec eux la partie du « PAF » qui s’est adaptée (l’autre est morte). « Les médias » désignent désormais  ce PAF reconverti, augmenté des nouveaux acteurs. « Internet » ne désigne plus non plus la même chose : il est l’outil principal d’information et de divertissement des masses, capable de proposer immédiateté des contenus, des achats, des envies, consultation à volonté, consommation d’information et de produits culturels à usage unique

Il a fallu peu de temps pour que cet internet-là se révèle le refuge idéal de l’idiotie et de la vulgarité de masse. Une idiotie « 2.0 », renforcée par l’interactivité et les avis donnés à moindre frais. Disparition des repères médiatiques (organes officiels, « spécialistes »…), démultiplication des acteurs, profusion des contenus et des commentaires… Sur cet internet, toute pensée ou idée nouvelle est immédiatement livrée et publiée avec sa contradiction et son éloge, enterrée sous les avis à 2 sous ou bien automatiquement et simultanément analysée par des centaines de relais à la fois, « éclairée », dépiautée, analysée, dépouillée jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une épluchure desséchée rendue stérile et inoffensive, et on passe à la suite !

Dans le futur, internet a en réalité permis de pousser la logique médiatique jusqu’au bout. Il est l’outil le mieux à même de réellement contrôler l’idiotie, de l’orienter, de l’organiser et de l’utiliser. Idiotie en réseau, idiotie cumulée, simulée, provoquée, idiotie contradictoire… Le pouvoir, une fois qu’il eut repris l’outil en main économiquement, techniquement et juridiquement, a disposé d’un système qui lui permettait d’égarer ou de mobiliser les opinions selon ses besoins, semant la zizanie dans une information rendue totalement illisible tout en préservant une apparence de liberté totale.

Laissée loin derrière ce brouhaha, la télévision a connu et connaît encore des années de disette, mais elle subsiste. Ce passage à vide a été l’occasion de la voir réinvestie par l’intelligence. Quelques chaînes, tenues par des « dissidents » ou des associations, soutenues par des mécènes, diffusent culture et information alternatives. Il faut le reconnaître, les programmes, parfois intéressants, trahissent un manque de moyens. Les chaînes se partagent parfois une même fréquence et les mêmes studios. Les programmes ne s’enchaînent pas en continu, ils sont entrecoupés de plages de silence ou de musique. Qui cette télévision intéresse-t-elle encore, sinon quelques « non-branchés », personnes seules et cultivées qui ont encore la volonté de traiter un sujet dans sa profondeur, la patience d’attendre que ce qui les intéresse vienne à eux, la curiosité de découvrir un programme qu’ils n’ont pas sollicité, ou encore l’humilité de prendre une leçon sans faire valoir son avis ?