La peur de l’étiquette

L’une des raisons pour lesquelles l’engagement politique est aujourd’hui interdit à un jeune homme de bon goût, c’est que personne ne souhaite plus appartenir à un parti. Personne n’a plus envie de se ranger dans une case, dans une catégorie, fut-elle celle des rebelles et des inclassables.

Demandez à une personne quelle est la musique qu’elle aime. Là où auparavant on affirmait bêtement « du rap », « du rock progressif », « du classique »… aujourd’hui la personne vous répond : « oh, un peu de tout », suite à quoi elle déploie une palette impressionnante de genres musicaux (et si possible des sous-genres fusionnant d’autres genres) attestant son ouverture d’esprit, son « éclectisme », mais surtout son caractère imprévisible, indéfinissable. Vous comprenez, vous n’allez pas le « cerner » comme ça le gars, vous n’allez pas le « juger » sur une simple question. Les autres, peut-être et sûrement, mais lui non : il est beaucoup plus complexe que vous pensez, le gars.

Désormais on veut échapper à la définition. C’est une question d’esthétique : entrer dans une case à côté d’autres personnes du même genre, être semblable à un autre, est un sacrifice qu’on n’est plus prêt à faire. Renoncer à son infime différence, faire une croix sur sa singularité individuelle, sur sa façon personnelle de voir les choses pour être assimilé à une généralité quelle qu’elle soit, n’est plus considéré comme valant le coup par rapport au bénéfice qu’on peut en espérer. On lit et on entend ainsi en permanence des gens qui « détestent les catégories », qui s’offusquent d’être jugés en fonction de ce qu’on croit connaître d’eux.

Exemple fascinant du type qui a construit sa carrière exclusivement sur l’humour idiot, et qui s’étonne qu’on le croit idiot :

Le domaine des goûts musicaux est encore bénin. Imaginez ce que donne ce « refus d’être catégorisé » en matière de politique, de philosophie et de tout ce qui structure plus sérieusement la personnalité. Aujourd’hui, on veut bien reconnaître qu’on adhère à des idées, mais pas qu’on adhère à un parti, car s’assimiler à un parti, naturellement, nous simplifie, nous réduit, nous pousse à abandonner les petites particularités et les nuances de nos convictions pour rallier un standard de pensée. Inenvisageable. Alors on admet tout au plus « qu’on a le cœur à gauche », mais on rejette l’ensemble des partis qui recouvrent le spectre de la gauche. On ne veut pas s’incarner et se reconnaître dans une machinerie barbare qui s’appellerait « PS », « PCF » ou « RPR », tout au plus peut-on s’enticher provisoirement de la bannière orange-fun d’une chose conviviale et conceptuelle qui s’appellerait « MoDEM ».

Plus fort encore, ces gens-qui-ne-veulent-pas-être-catégorisés, s’ils finissent par ne plus voter, refusent également d’être catégorisés comme « ceux qui ne votent pas ». On ne vote pas mais attention, on ne veut pas être assimilé à la masse des abstentionnistes. N’imposez pas ce sens à leur non-vote, vous déformeriez l’originalité de leur position !

D’où nous vient cette lubie de se distinguer ? Peut-on croire que dans le passé, les gens étaient plus simplets, moins complexes et moins raffinés, entraient plus facilement dans les cases ? Les gens n’étaient sans doute pas moins individualistes, pas moins attachés à leur singularité. Mais peut-être avaient-ils un sens pratique et politique plus développé : ils acceptaient d’être caricaturés par l’appartenance à une classe, à un parti, à une mouvance, ils voulaient bien faire entrer leur complexité dans des cases, si cela pouvait syndiquer une force collective à même de faire avancer leurs idées.

7 réflexions au sujet de “La peur de l’étiquette”

  1. Bonjour !
    J’ai plusieurs théorie à votre question « D’où nous vient cette lubie de se distinguer »
    Selon moi cela procède d’un complexe. Des êtres bien dans leur peau affirment leur identité, sans pour autant être forcément simplet. En revanche quelqu’un qui se cherche doit compenser, jouer la complexité afin de masquer son manque d’assurance qui dans un groupe social est une faiblesse.

    1. Vlad, si je vous résume : la personne « bien dans sa peau », sûre d’elle, n’a pas besoin de marquer son individualité et peut se fondre sans scrupule dans le groupe, sans crainte de se « perdre ». A contrario, le « complexé » n’a pas encore affirmé sa personne, et doit donc marquer sa singularité par rapport aux autres pour exister ?
      Piste intéressante, mais contradictoire avec un réflexe qui semblerait logique : que le complexé gomme sa différence et cherche à s’intégrer au groupe pour passer inaperçu ?
      Ca peut se tenir si on admet qu’il y a eu changement de paradigme… Nous serions passés d’une époque où la valorisation de soi passait par la reconnaissance par le groupe, à une société où cette valorisation passe par la distinction individuelle, l’unicité illusoire de chacun, de ses lubies, de ses désirs…

  2. Je pense qu’il faut distinguer la politique du reste. La non-appartenance à un parti politique, à mon sens, tient plus du fait que les gens ne se reconnaissent pas dans ces partis, ne croient plus en la politique en général et en son utilité.

    Concernant la musique, je ne suis pas totalement d’accord. Certes il y a des gens qui ne veulent se catégoriser dans aucun genre musical, mais les groupes d’appartenance existent bel et bien et sont plus forts que jamais. Toutes ces communautés, notamment sur internet, que l’on trouve aujourd’hui, tous ces fan-clubs le montrent bien. Et la culture attenante à des styles musicaux comme le rap, le métal, le rock, la techno etc, se retrouve toujours dans ces groupes d’appartenance.

    Je pense donc que tout dépend du sujet, mais les individus recherchent toujours une appartenance à un groupe. Même s’ils affirment leur distinction sur d’autres choses, ou à l’intérieur de ces groupes.
    Contradictoire certes, mais la recherche de tous est justement de se distinguer tout en faisant partie de quelque chose. Même ces personnes qui refusent une catégorie politique ou musicale retrouvent chaque mardi soir leur club de sport où ils critiquent entre eux les gens appartenant à tel bord politique ou musical, créant eux-mêmes leur propre communauté.

    1. Il y a en effet le problème global de la perte de confiance en la politique en général, qui est un sujet à part entière.
      Mais il y a aussi autre chose, que vous touchez précisément du doigt en utilisant l’expression intéressante « se reconnaître dans un parti ». Pourquoi soudainement, attend-on d’un parti de « se reconnaître » en lui ? (espoir forcément déçu : 10, 15 partis ne peuvent pas ressembler à 60 millions d’individus). Est-ce qu’auparavant, un encarté du PS, du PC, attendait de se « reconnaitre » dans le parti ? J’ai l’impression que ce besoin de « s’identifier » est nouveau : aujourd’hui, les gens ont besoin de « s’identifier » à des personnages, ils attendent que leurs vêtements « reflètent leur personnalité », que leurs objets leur « ressemblent »… L’affirmation, l’existence publique et politique exigerait plutôt à mon sens de renoncer à ses petites particularités individuelles et égoïstes, pour épouser une cause collective (et donc accepter d’adhérer à quelque chose qui ne nous ressemble pas scrupuleusement mais qui en vaut la chandelle).
      Pour la musique, je vous donne raison sur une certaine forme d’appartenance communautaire qui existe, voire même qui est forte ? Les groupes d’appartenance existent de fait, mais si vous interrogez les gens, il me semble qu’ils se défendent d’y appartenir, là où leurs aînés auraient revendiqué cette appartenance. Exactement de la même façon qu’un jeune vous dira qu’il est « plutôt de gauche », ou « ni à droite ni à gauche », mais jamais « adhérent du Parti Socialiste ».

  3. Est-ce que ce ne sont pas les questions qui sont biaisées avant les réponses ? Ne sommes nous pas dans le domaine extrêmement restrictif du « dis-moi qui ce que tu écoutes (ce que tu lis, ce que tu votes,, etc) je te dirai qui tu es » ? N’y -a pas, dans le questionnement même, une volonté de répertorier et de catégoriser qui serait en fait l’objet du refus, le désir d’y échapper ?

    Autrefois, être rocker (ou socialiste, ou communiste) était une affirmation de la rébellion contre un ordre établi, aujourd’hui, ce n’est plus aussi tranché parce que les frontières elles-mêmes ont bougé et que l’appartenance à une mouvance musicale « rock » (par exemple) ne suffit plus, puisque le rock a été largement récupéré, ingurgité, récupéré par l’industrie à laquelle il semblait vouloir s’opposer. De même pour les valeurs de gauche.

    Dès lors, refuser d’être « catalogué » relève du refus d’être récupéré dans l’une ou l’autre idéologie, qu’elle soit culturelle ou/et idéologique.

  4. Certes… C’est vrai que le contenu des étiquettes a changé lui aussi. On peut en effet imaginer que « être de gauche » n’a plus le même sens avant et après 1981 par exemple.
    Mais n’est-il pas curieux que ce « refus d’être récupéré » soit si partagé aujourd’hui ? Qu’une minorité ne veule pas être « récupérée » par un système peut se comprendre, mais que reste-t-il à faire lorsque c’est la majorité des gens qui se ressent « anticonformiste » et qui refuse d’être récupérée ?

  5. Je persiste, je ne me définis pas.
    Aucune lubie de vouloir me distinguer, j’ai toujours été différente, probablement que l’enfance que j’ai eue y ait contribué ainsi que d’habiter dans plusieurs pays étrangers.
    Je m’assume, je n’ai pas besoin d’une étiquette pour me sentir bien dans ma peau.
    Je ne suis pas la même personne que j’étais il ya 10 ans, la vie est une évolution, j’évolue avec.

    http://uneanglaiseaparis.wordpress.com/2010/04/16/je-ne-me-definis-pas/

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