Gainsbourg et son Gainsborough

Plongée estivale dans la musique et le personnage de Gainsbourg. Bien que ses chansons m’aient souvent séduites ou amusées, je n’avais jamais vraiment écouté d’album en entier, ni approfondi le bonhomme au-delà de ce que l’on sait généralement de lui.

Musicalement, j’en pince davantage pour le Gainsbourg des jeunes années, ses petites chansons méchantes et élégantes, que le Gainsbarre sulfureux qui inspirait davantage la décrépitude et la saine distance à l’enfant que j’étais quand il sévissait encore. La mémoire télévisuelle fait souvent cas du second, « provocateur de génie », mais le fabuleux matériau d’archives et interviews d’internet permet de réconcilier les deux facettes, et de retrouver le Gainsbourg véritablement intéressant entre Docteur Jekyll de Saint-Germain-des-Prés et Mister Hyde des chansons salaces et des plateaux télé.

Moment privilégié dans les coulisses de la création de Initials B.B.

Ce Gainsbourg-là, pas tout à fait méconnu mais souvent évoqué accessoirement, est l’artiste en proie à son époque, plus proche d’un Baudelaire ou d’un Flaubert que d’une rock star ou d’un chanteur de variété, qui nourrit une certaine idée de la musique, déplore l’avilissement de celle-ci dans la mode yéyé et l’influence anglo-américaine, mais qui finira par se renier de plus ou moins bon cœur pour écrire des tubes aux starlettes-mêmes qu’il avait toujours conspuées. « J’ai retourné ma veste quand j’ai vu qu’elle était doublée de vision », dira-t-il dans une phrase célèbre.

Cette interview le cueille à ce moment précis ; la journaliste, presque navrée de son évolution, lui demande des comptes, et Gainsbourg, encore timide, ne devine pas l’effet qu’aura ce choix de vie sur lui-même, à terme.

Damné d’être parvenu à percer et briller dans un domaine qu’il méprise – « la chanson », condamné à abâtardir son art sous les applaudissements, il prendra la pente du cynisme. Ses chansons et prestations semblent dès lors données au public comme la version de ce que celui-ci veut entendre rehaussée d’une pointe de son génie musical, livrées comme un âne décoche un coup de sabot au passage, ou comme on flanque une cuillère de confiture dans l’auge des cochons. Ce combat avec l’époque se traduit dans sa façon d’entreprendre toutes les modes musicales au moment où elles se présentent – jazz, rock, disco, reggae, funk… – pour les « pervertir » et en faire quelque chose d’autre, de personnel, à la fois pastiche et consécration.

Il payera le prix de cette pantalonnade par l’auto-destruction. En cela, ses débordements télévisuels sont moins les « coups de génie » que l’on veut y voir que des coups de canif dans le canot pour dévier les regards d’une farce tragique. Mais à ce petit jeu, c’est l’époque et la télévision qui gagnent : arrivé aux années 80, il ne se trouverait même plus de journaliste délicate et attentionnée pour regretter avec lui sa trahison : seulement un gros Ardisson rivalisant de vulgarité, un Canal+ ravi de se rouler dans la fange décadente avec Gainsbarre, malgré sa teneur toujours moins dense en confiture.

Pentatoniques mentales

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En jazz, en blues, et dans toutes ces musiques ouvertes à l’improvisation, le musicien s’appuie en réalité sur des “pattern” musicaux, des échelles harmoniques qui lui permettent de retomber toujours plus ou moins sur ses pattes. Tandis que l’auditeur novice entend un solo endiablé et incontrôlable dont l’enchaînement impeccable semble tenir du miracle, le musicien lui, joue en réalité dans un éventail de possibilités réduit, plus balisé qu’il n’y paraît : à l’intérieur d’un spectre de notes ou d’accords dont il sait l’harmonie garantie. La gamme pentatonique est l’un de ces systèmes : elle compte cinq hauteurs de son différentes qui fonctionnent entre elles et “sonnent juste” quel que soit l’ordre dans lequel elles sont jouées.

Cette gamme me vient à l’esprit en repensant au travail d’un ancien journaliste que j’ai vu à l’oeuvre une journée durant : aujourd’hui il est animateur-présentateur de petits débats et conférences privées, filmées ou non. Sollicité pour de nombreux plateaux, l’homme volète de sujets en sujets là où son emploi du temps le mène : à 15 h il est en un lieu de Paris pour parler économie ; à 17 h, il rejoint in extremis un studio à l’autre bout de la ville pour parler système éducatif. Entre les deux, il n’a le temps que de picorer un journal, relire des notes pour se remémorer de quoi il va être question, se redonner un coup de peigne et hop ! le voilà dans l’arène : “Mesdames Messieurs, bonsoir !”, il assure le show, parle au débotté de n’importe quel sujet, introduisant le débat, “passant les plats” aux intervenants, relançant lorsque c’est nécessaire par un chiffre clé, un sondage, et jonglant avec les quatre à cinq sujets qui font l’actu principale du moment…

Le voir travailler m’a révélé, je pense, le secret de ces experts que l’on voit à la télévision parler le lundi de politique sécuritaire, le mardi de chômage, le mercredi de la guerre au Moyen-Orient, et le jeudi du réchauffement climatique. J’ai, comme tout le monde, un avis sur tout, mais parler de tout, voilà une autre affaire. Parler, délayer ses avis et les étaler sur vingt ou trente minutes sans trahir que l’on n’y connaît finalement rien, voilà qui m’a toujours laissé relativement admiratif.

Leur secret, ce serait donc cela : les pentatoniques mentales – ces gammes de cinq idées toutes faites sur l’actualité ou la société, qu’un soliste virtuose comme Christophe Barbier peut combiner dans tous les ordres, jouer sur tous les tons, et tous les jours de la semaine dans les émissions de type “C dans l’air”. L’auditeur novice entend un discours d’un seul tenant qui, s’il n’est pas brillant, semble tenir la route, ne présenter aucune fausse note, retomber tout le temps sur la mesure… Le flûtiste, lui, n’a qu’à jongler avec les cinq mêmes considérations sur la Sécu, les Gilets jaunes, les élections législatives… qu’il croise, combine, entrelace à loisir, prenant tout de même la peine de les renouveler une fois par semaine avec de l’actualité fraîche, sans quoi cela finirait par se voir. Un spectre d’accords réduit, dont il sait l’harmonie garantie.

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La musique et son attirail

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Il est très rare que la musique soit uniquement de la musique. La plupart du temps, elle est l’attribut d’un ensemble plus vaste, la bande son de tout un « univers », de toute une esthétique, de tout un style vestimentaire quand ce n’est pas d’une philosophie. Ainsi : le rock’n’roll ne se résume pas à une musique mais à un art de vivre ; le punk-rock, si on lui retranche les crêtes iroquoises et les épingles à nourrice et qu’on l’allonge simplement sur une partition, ne représente plus qu’un faible intérêt ; la disco sans les fanfreluches et les clips n’aurait pas la même saveur ; et dans le rap : paroles, gesticulations de doigts, vêtements, bijoux, fessiers de danseuses… tout ou presque passe avant la musique.

Il en est ainsi de toutes les musiques modernes : il est très difficile d’apprécier la seule musicalité d’un genre en faisant abstraction de toute la « culture » qui va avec. Pourtant, cette amusante vidéo que je dégote affirme le contraire.

D’après cette amatrice, les fans de metal ne seraient intéressés que par la musique, la pure musique, le reste – l’attrait pour le cirque cadavérique qui va autour : culte de la mort, satanisme, occultisme… n’étant que des clichés qu’on leur colle à la peau. Pour y croire, il faut donc penser que c’est une coïncidence si tous ces mélomanes, par ailleurs, partagent aussi de l’intérêt pour les t-shirts à zombies, les chaînes dans le nez, les signes de diable avec la langue et les doigts, les longues tignasses, les bracelets à clous et les amulettes à cornes et têtes de mort.

Le metal ne serait que musique, et la plus variée qui soit qui plus est : il y en aurait, à en croire cette demoiselle, pour tous les goûts. Et en effet, la fiche Wikipédia expose une variété hallucinante de styles, de ramifications de genres et sous-genres. Pour être tout à fait honnête, il semble qu’il suffise d’un rien, en metal, pour qu’une branche fasse sécession et fonde une nouvelle école à part. Jouer un peu plus rapidement que les prédécesseurs occasionne un nouveau style ; associer un instrument auquel ses camarades n’ont pas pensé inaugure carrément un nouveau champ des possibles. Hurler ou pas, avec une voix caverneuse ou pas, engendre autant de genres différents… On se retrouve ainsi avec du black metal (qui n’est pas le dark metal), du war metal (aux antipodes du metalcore), du metalcore symphonique (variété de metalcore où le guitariste détient des rudiments de solfège), du cello metal (lorsqu’on joue Metallica sur un violoncelle plutôt qu’une guitare), du death’n’roll, du death-doom (je l’imagine comme un savant mélange de death metal et de doom metal), du sludge metal ou encore du grindcore : ensemble éclectique qui englobe deathgrind, goregrind et pornogrind).

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Difficile de ne pas éprouver de tendresse à l’écoute de cette juvénile plaidoirie. Que l’on soit passé au cours de sa jeunesse par le metal ou un autre genre, nous nous sommes nous aussi complus et enfermés, un jour et plusieurs années durant, dans une bulle musicale objectivement pauvre, étroite, terriblement balisée, mais qui nous paraissait alors un champ infini se suffisant à lui-même.

Ce qui est plus mystérieux en revanche, c’est de déplorer les clichés dont on est victime tout en les collectionnant sur soi un par un sans exception. Les punks d’hier cultivaient l’outrance et la provocation dans le but précis d’être jugés, et mal jugés. Ceux d’aujourd’hui font de même, mais revendiquent le droit à une certaine présomption d’innocence. « Ce n’est pas parce que je porte une croix renversée que je ne suis pas un concitoyen charmant qui participera volontiers à la Fête des voisins« . Pas parce que je suis habillé en cuir de pied en cape qu’il faut me réduire à quelqu’un d’habillé en cuir de pied en cape. Pas parce que j’arbore un tatouage “Fuck the system” qu’il faut écarter ma candidature au poste d’employé des Postes. Pas parce que je choisis délibérément la marge qu’il faut me marginaliser.

Micro-écouter

Action de se concentrer sur le passage précis d’un morceau de musique, de le faire passer et repasser plusieurs fois, d’isoler les différentes pistes pour comprendre le mystère d’un son, d’une harmonie, d’une structure, d’un changement de ligne ou de rythme…

Certains albums tiennent dans notre cœur, par ce seul petit « passage », qui nous tétanise, nous fascine, ou dont nous n’avons jamais vraiment percé tout à fait le mystère, que nous n’avons jamais vraiment « compris ».

Au turbin

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Le chanteur de rock gothique Marilyn Manson se serait gravement blessé sous la chute d’un élément de décor lors de l’un de ses concerts (VladInfo). C’est l’occasion de réaliser qu’il a 48 ans à présent. Et qu’il doit continuer à alimenter le petit cirque qui a pu vaguement vous intriguer, vous choquer, vous amuser ou vous laisser de marbre il y a 15 ou 20 ans de cela. Vous êtes passé à autre chose mais pour lui, ce petit cirque ne s’est jamais arrêté. Il est condamné à animer cet univers de pourriture factice, ce kitsch de mort-vivant, ces tenues abracadabrantes, ce poisseux maquillage… Quelle grande fatigue.

Idée d’histoire : un chanteur similaire à Marilyn Manson devient une célébrité de rock gothique, à grand renfort de mises en scène spectaculaires et morbides. Pendant ses tournées permanentes, il dispose de beaucoup de temps pour lire, l’après-midi, dans les hôtels. Il finit par épuiser ses lectures fétiches de magie noire et s’attaque à d’autres rayons, des rivages inconnus. Il se pique alors d’un intérêt aussi vif que surprenant pour les ouvrages de botanique. Les histoires d’arbres intelligents et sensibles communicant entre eux, de symbioses entre végétaux et insectes, le fascinent. Le temps passe, entre ses tournées promotionnelles il aspire de plus en plus à une vie calme et naturelle. Un jour, se voyant dans le miroir enfiler les clous et piercings dans ses narines, et les mille et une breloques qu’il a toujours arborées, il se trouve complètement ridicule et s’en débarrasse définitivement. Il doit constater que son intérêt pour le metal et la musique en général s’érode. Tout ce bruit le fatigue. Il supporte de moins en moins les hordes d’abrutis goth qui viennent le voir, leur renouvellement désespérant. Il a tenté de faire évoluer sa musique mais le public n’a jamais suivi, le menaçant aussitôt de « vieillissement », de récupération, de compromission… Ses revenus ont aussitôt manqué de s’effondrer.

Alors, tous les soirs, ravalant un écœurement de plus en plus prononcé, il apparaît sur scène, continue à jouer l’icône antéchristique, fait pour le public des signes diaboliques avec sa langue et ses doigts sans plus de conviction, écrit des facilités sur le Mal, le sexe, la mort, qui le consternent… Ce qu’il aime en réalité, ce sont les arbres, mais voilà : c’est son job alimentaire.

Les soirées

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Dans La possibilité d’une île, Houellebecq décrit terriblement et admirablement l’une de ces soirées d’appartement où la fête se déroule autour de vous (et sans vous) : ce petit monde noyé sous la musique, qui fait semblant de s’amuser, de se « lâcher », et vous qui circulez parmi eux un gobelet à la main, détaché et extérieur, en attendant l’heure où il sera décent de signaler que l’on s’en va.

A partir d’un certain âge, en réalité, toutes les fêtes sont de cet ordre-là. Il n’y a guère que les toutes premières, celles de la sortie de l’adolescence où l’on découvre l’effet de l’ivresse, qui soient authentiquement festives, gaies, jubilatoires, primitives. Encore que dès cette époque, leur sens rituel et exutoire échappe déjà à un certain nombre d’individus. Puis très rapidement, les soirées se muent en ces faux moments où sous l’apparence de l’éclate, du n’importe quoi, tout est en réalité bien maîtrisé. Le jeu social s’y poursuit, intégrant simplement la circonstance de la situation. La maîtresse de maison est là pour que l’on sache qu’elle sait faire de grosses fêtes, elle vous demande des nouvelles pour que vous sachiez qu’elle demande de vos nouvelles. Untel joue sa réputation en diffusant la playlist « aux petits oignons » qu’il nous a préparée. Chacun se regarde faire et regarde les autres. Le danseur imbibé sait parfaitement ce qu’il fait et pour quoi il le fait, sans parler de la demoiselle qui ondule face à lui. Rien de ce qui se fait, de ce qui se dit, n’a pour but d’être sacrifié et oublié dans la folie de la nuit.

Très rapidement, les fêtes deviennent adultes. Chacun est là pour y poursuivre son intérêt, chacun dose son niveau de fantaisie au niveau précis où il juge bon d’en faire étalage (cela consiste souvent à porter des lunettes de soleil loufoques sur la piste de danse, ou tout autre accessoire « complètement dingue »). Comme le constate le personnage du jeune Belmondo dans Un singe en hiver, extrêmement rares sont les personnes que vous aurez croisé dans ces fêtes, qui savent être réellement et dionysiaquement ivres.

Houellebecq encore, dans un autre de ses livres, écrit : « Le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne flambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué : un rien l’amuse. À l’opposé, l’Occidental moyen n’aboutit à une extase insuffisante qu’à l’issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué : il n’a pas du tout le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement étranger aux autres, il est bien incapable d’accéder à une quelconque exaltation. Cependant, il s’obstine. La perte de sa condition animale l’attriste, il en conçoit honte et dépit : il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel. En réalité, il suffit d’avoir prévu de s’amuser pour être certain de s’emmerder. L’idéal serait donc de renoncer totalement aux fêtes. Malheureusement, le fêtard est un personnage si respecté que cette renonciation entraîne une dégradation forte de l’image sociale ».

Le degré paroxystique de ce type de fêtes surjouées, celui où l’effet « soirée Houellebecq » est le plus fortement ressenti, c’est évidemment la soirée en boîte. Je pense qu’il existe au Paradis une place spécialement réservée à ceux qui, sujets à cet effet, ont malgré tout enduré toutes leurs années de jeunesse la contrainte sociale et la pression des amis pour « aller en boite ». Si de jeunes lecteurs me lisent, c’est l’occasion de leur apporter le réconfort de cette information : cela ne dure pas toute la vie, et l’on finit par atteindre un âge où l’obligation festive diminue, voire même où l’on n’a plus du tout à s’infliger ce type de soirées.

Incontinents

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Parmi les nouveautés qui ornent les trottoirs, nous trouvons ces urbains qui promènent sur eux en permanence leur petit godet-thermos contenant un thé ou un café. C’est ainsi qu’un matin, alors que les portes de mon métro s’ouvrent, je tombe nez à nez avec un type tenant à la main sa petite boisson chaude. Impression désagréable d’avoir poussé par erreur la porte de la cuisine d’un inconnu en plein petit-déjeuner…

Le consommateur est appelé à développer son incontinence : il lui faut son Banania maintenant, pas avant ni après, de la même façon qu’un gamin ne sachant pas anticiper son besoin se fait dessus à la seconde où il a envie.

Cette incontinence se manifeste plus largement dans la nouvelle façon de consommer la musique. Tout comme les abonnements UGC vous ont forcé à consommer du cinéma dès que vous avez un moment et non quand quelque chose qui vous semble valoir le coup se présente, la musique dématérialisée propose l’écoute à la demande (c’est-à-dire tout le temps), l’accès infini aux playlists, compils, Jukebox et best of en continu… Face à l’argument pratique et économique, nous voilà bien seul à ne pas avoir encore troqué l’encombrant format CD contre le lecteur numérique, transportable, connecté à la bibliothèque universelle de la production musicale. Nous voilà bien seul à entretenir des scrupules devant l’acte de transférer la discothèque de toute une vie dans l’immatérialité d’un damné téléphone, à conserver de l’affection pour l’objet physique de la musique… Notre réticence n’est d’ailleurs nullement une question d’affection ou de nostalgie mais plutôt de conception de la musique.

Nous n’avons jamais considéré la musique comme une chose qui se doive écouter tout le temps et autant que possible. Nous n’avons jamais considéré que les plages de temps inoccupé se doivent être comblées par un fond sonore, quelle que soit sa qualité. Nous entendons au contraire réserver la musique à certains moments privilégiés, comme un bon champagne ou un produit de valeur. La réserver à certains moments où nous pouvons nous y consacrer. Nous n’avons jamais écouté « de la musique » mais plutôt une œuvre, un album dans son entièreté et dans sa progressivité, dans l’histoire qu’il occupe au sein de la discographie d’un artiste. Nous avons pour cela besoin de saisir l’objet musical, de le choisir parmi les autres et de l’en retirer.

Je garde à ce sujet le souvenir d’un collègue avec qui j’avais à effectuer de fréquents trajets en transports, et qui avait cette effarante capacité, aussitôt assis sur un strapontin, à s’injecter de la musique dans les oreilles et à s’endormir instantanément en conséquence, quelle que soit l’heure de la journée, pour se réveiller intuitivement pile au moment où nous atteignions la destination. Il rattrapait ainsi jusqu’à une heure complète de sommeil dans la journée, mais quel terrifiant spectacle que ce pantin endormi, ce cerveau en mode on/off mobilisable sur demande, anesthésiable sur commande par de la musique en péridurale – musique dont il se croyait évidemment féru du fait qu’il en ait à disposition en permanence, à tout moment et tout endroit de la journée.

J’ai toujours eu un œil, une fois qu’il se fut levé pour descendre, à l’endroit de la banquette qu’il avait occupée. De crainte qu’il nous l’ait laissée humide.

Le renouvellement du même

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Nous arrivons à un âge où la toute première jeunesse est passée, il faut bien le reconnaître. Nous arrivons à un âge où malgré notre bonne volonté, les choses ne nous impressionneront plus jamais autant. C’est comme si nous avions fait un tour de manège et que nous nous apprêtions à en faire un deuxième : il n’est pas dit qu’il ne reste pas quelques surprises qui nous aient échappées, et fort heureusement nous avons de la curiosité à revendre, mais enfin nous avons perdu un certain pucelage de notre vision des choses, et nous ne serons plus tout à fait si innocents ni si dupes.

Une présidentielle à la télé, un nouveau conflit international qui éclate… et nous avons un peu l’impression d’avoir déjà vu le film. Une nouvelle tête dans notre entourage, un énergumène se prévalant d’originalité, et il se trouve que nous connaissons déjà sa comédie : nous en avions un semblable avec nous à la fac, ou lors de notre premier boulot ; ce genre de personnage inédit, nous l’avons déjà croisé deux ou trois fois dans notre vie. Un nouveau prodige musical, un nouveau « plus grand groupe de tous les temps », et la farce est usée : on ne nous la fait plus, parce qu’il se trouve que nous étions déjà là pour le plus grand groupe de tous les temps de l’année dernière. La nouveauté que nous dégotent les radios et couvertures de magazine sent l’entourloupe, les coutures et les rapiècements sautent aux yeux. Nous connaissons nos classiques et nous préférons tout simplement l’orignal à la copie.

En un mot : nous vieillissons. Nous vieillissons, et ce n’est pas si grave. Alors que beaucoup s’accrochent à leur jeunesse d’esprit, alors que chacun tient à rester ouvert à tous les vents le plus longtemps possible, je n’arrive pas à m’affoler de mon encroûtement. Je n’arrive pas à me désoler qu’en matière de musique par exemple, je m’en tienne de plus en plus aux vieilleries que j’ai toujours écoutées. J’essaie pourtant, sporadiquement : je laisse traîner une oreille dans l’actualité. Mais jamais rien ne me renverse définitivement. Tout est au mieux gentillet. Ici un groupe qui fait du vieux mais avec des moyens actuels, là un groupe-à-un-seul-tube, dont le reste de l’album est désespérant de tricotage… Rien qui reste et qui perdure. Rien qui de lui-même se révèle indispensable, parvienne à ne pas disparaître dans l’oubli.

Et cela me semble assez naturel, au fond, que les choses découvertes dans sa jeunesse aient cette indélébilité sur laquelle ce qui succède ne peut pas s’accrocher. Cela me semble naturel que la musique et les découvertes de sa jeunesse constituent la palette de couleurs à travers laquelle on voit et on aime les choses, pour le restant de sa vie. Et que hormis quelques exceptions qui réussissent à s’intercaler, la bande originale de notre vie, passés 30 ans, soit pour la plupart déjà constituéeCela me semble naturel, et tout irait pour le mieux s’il n’y avait les autres pour nous inspirer un soupçon de culpabilité.

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Le trentenaire d’aujourd’hui vit avec – planant au-dessus de lui – le spectre du vieux con : celui bloqué dans son époque, œil dans le rétro, qu’il ne faut surtout pas devenir. Il y a ces gens, qui vivent comme terrorisés à l’idée de louper quelque chose, qui vieillissent avec le souci de maintenir le rythme auquel ils « découvrent », avec le souci de connaître les dernières modes, les derniers codes – et, pour les plus pathétiques, de les adopter ! Ils s’acharnent à conserver et renouveler les us de cette jeunesse dont ils ne font plus partie et à qui ils refusent de céder la place.

En les voyant faire, je n’ai pas tellement l’impression de passer à côté de la nouveauté, de rater une cure de neuf et de vivifiant, mais plutôt d’être préservé du renouvellement : de l’incessant et stérile renouvellement du même, l’illusoire persistance de l’immédiat aussi. En les voyant, je vois une terrible fuite en avant, similaire à celle de ces dames qui recourent aux injections plastiques pour repousser de quelques années l’inévitable. Une fuite en avant qui sera de toute façon tôt ou tard impossible à tenir. Alors souffle un coup, détends-toi, laisse aller, jeune effréné. Etre cool, c’est beaucoup moins jouer l’ado perpétuellement émerveillé que d’accepter sereinement d’en rester aux choses de son époque. Pire que le vieux con, il y a le vieux beau, celui qui à trop vouloir rester dans le coup, demeurer jeune et vivant, est le dernier à s’apercevoir qu’il n’est vraiment plus ni l’un ni l’autre.

Le blasphème en musique

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Il est toujours cocasse de voir se débattre sur scène un groupe de rock plus ou moins métal ou sataniste dans le but de jouer au diable, ou d’être le plus offensant possible envers la religion (notons qu’il s’agit toujours de sa religion, le christianisme, jamais de celle des autres).

Ce dont ne se rendent pas compte les Marilyn Manson et consorts, outre la désuétude de leur combat, c’est que même de cette façon, même par cette attitude insultante et provocante, ils restent fidèles à une esthétique d’essence chrétienne. Les valeurs du rock (liberté, dégoût du fric et de la corruption du monde, esthétique de la violence tournée contre soi, innocence éternelle de la jeunesse, idéal de l’intégrité…) sont chrétiennes d’une certaine manière, et on a raison lorsque l’on dit que « Jésus-Christ est un hippie ». 

Le rockeur rebelle, quel que soit le maquillage qu’il arbore, est toujours au fond l’enfant maudit de ses parents chrétiens ou de sa culture chrétienne : son reproche et son dégoût sont ceux d’un éloignement des choses essentielles, et le cri qu’il pousse est sa façon de chasser les marchands du temple et de prôner un retour aux sources.

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« Prenez, ceci est mon corps livré pour vous »

Il existe en revanche des territoires beaucoup plus impies lorsque l’on souhaite enfoncer un couteau dans le cœur de Dieu. C’est ce qu’un Marilyn Manson ne comprendra jamais : il peut mettre en branle tout l’attirail, les cris et les mises en scène qu’il veut, il ne représentera jamais sur la figure du Christ un plus gros crachat que le premier rappeur venu faisant l’éloge du fric, de la vulgarité, de la pornographie, de la violence contre l’autre. Mieux que le rock à cornes, il y a le rap ou la variété internationale pour jouer les Antéchrists. Là on ne dénonce pas le monde de l’argent : on l’épouse et on le glorifie. Là on n’est pas violent envers soi-même mais envers l’extérieur. Là on n’a pas de moralité : on jouit sans entrave.

Ne pas prêter

Lors d’un apéritif sympathique, un voisin nous parle du Liban avec enthousiasme et nous voilà conquis. Lorsqu’il nous tend un livre à lire absolument sur l’histoire de Beyrouth, c’est sans hésitation que nous le glissons dans notre besace. Mais de retour à la maison, nous voilà avec ce livre devant nous : 700 pages que nous n’avons évidemment aucune intention de lire. Ni maintenant ni plus tard.

C’est tout à l’heure que le Liban nous intéressait, quand la discussion battait son plein. Maintenant le soufflé est retombé. De retour à la maison la situation est gênante, car nous savons d’ores et déjà que de notre lecture il nous sera demandé des comptes. Peut-on décemment retourner le livre au prêteur en lui expliquant que Beyrouth, tout compte fait, ne nous intéresse pas à ce point ? Lui rendre en avouant qu’on n’a même pas essayé d’en ouvrir la tranche ? Non. Nous garderons le livre le temps qu’il faudra : plusieurs semaines, plusieurs mois, jusqu’à temps qu’il nous le redemande. Nous arguerons que nous n’avons pas encore eu le temps de nous y mettre, que nous attendons le bon moment… Cela va mal finir : nous ne rendrons jamais le livre en définitive, ou nous le rendrons pour le rendre parce que la personne, excédée, insiste pour le récupérer.

Tout le monde a sans doute été saisi un jour par cet empressement idiot de vouloir faire aimer à quelqu’un un livre, un disque, qu’on a aimé par-dessus tout. Tout le monde a peut-être vécu de recevoir en retour, au lieu de l’engouement espéré, une indifférence polie, avec l’impression que la marchandise n’a pas été considérée à sa juste valeur, que l’autre ne s’est pas donné suffisamment la peine d’entrer dans l’œuvre qu’on lui offrait de découvrir… Si la déception est cruelle, c’est que le livre qu’on a prêté n’est pas qu’un livre, le disque pas qu’un disque, mais qu’on y a mis un bout de notre personne et de nos tripes. Ce que l’on prête, en réalité, c’est l’expérience intime qu’on a eue avec l’objet ; et celui qui « n’accroche pas », c’est notre personne entière qu’il rejette.

Il faut une grande maturité pour dépasser ce stade : vouloir absolument que ceux que l’on aime aiment ce que l’on aime. Il faut une grande maturité pour réussir à dissocier ce que l’on est de ce que l’on aime, et pour accepter que celui qu’on considère comme un frère puisse ne pas aimer ce que l’on aime ! Avec l’âge, d’ailleurs, il me semble que la communauté de goût, goûts littéraires ou autres, la communauté d’opinions, l’identification, jouent une part de moins en moins importante dans l’amitié. Les gens s’humanisent et deviennent autre chose que des têtes pensantes ou des conceptions du monde : ils s’apprécient pour ce qu’ils sont et non plus pour ce qu’ils pensent. Ils s’apprécient en tant que simples humains.