La première fois que j’ai vu l’affiche dans le métro, j’ai cru à une blague. Et puis renseignement pris, non : ce livre existe vraiment et c’est celui d’une auteur confirmée, mature, visiblement réputée… Quelque part dans le monde, il y a des gens qui attendent Les écureuils de Central Park sont tristes le lundi pour savoir s’il est à la hauteur de son prédécesseur : Les yeux jaunes des crocodiles…
C’est bien embêtant, qu’à première vue un livre ait la même apparence qu’une œuvre littéraire. Parce qu’il y a des gens qui écrivent des livres comme ça, facultatifs, pour s’amuser, lesquels livres viennent se glisser parmi les autres : ceux qu’il faut vraiment lire. Au bout d’un moment, tout est mélangé, cela créé des quiproquos et il est bien difficile de s’y retrouver.
A l’heure où l’édition est foisonnante, où les étales de librairie sont une jungle perpétuellement renouvelée, où tout est encensé avec le même enthousiasme avant de disparaître dans l’oubli, il est utile de poser des repères, d’établir une méthode discriminante pour nous aider à faire le tri. J’ai un jour trouvé cette phrase (impossible de me rappeler l’auteur ni même la formulation exacte), principe redoutablement efficace pour y voir clair et dégoter les livres qui méritent d’être lus :
« Je ne vais pas me forcer à lire ce qu’on n’a pas été contraint d’écrire »
Une règle d’or, une étoile du berger : la Nécessité.
Je ne vais pas me forcer à lire, car lire est exigeant. Nous n’avons pas toute la vie pour lire, et toute la vie ne suffirait pas à simplement faire le tour de la littérature incontournable, à connaître ses « classiques ». Notre temps de lecture est compté, nous ne pouvons nous permettre de le perdre dans la nouveauté, le futile, l’amusant… Notre temps de lecture est compté : permettez qu’on ne l’accorde pas à la légère ! Pourquoi offrirais-je mon attention et mon espoir à quelqu’un qui a écrit « comme ça », pour passer le temps, pour faire le beau, ou même pour « faire un roman réussi », ou parce que c’est son métier ! Foin des écrivains du joli et du plaisant ! Foin des artistes de l’écrit ! Ou de ceux pour qui « exprimer son émotion » constitue déjà une œuvre en soi. Nous ne laissons leur chance qu’aux œuvres nécessaires !
Les œuvres nécessaires, ce sont ces œuvres qui contiennent quelque chose de vrai, qui disent quelque chose. Ce sont celles que l’auteur n’avait pas le choix d’écrire : il n’a pas écrit en bricolant, en réfléchissant aux artifices, aux « effets spéciaux »… Il n’a pas écrit pour faire rire ou pleurer. Il a écrit pour se débarrasser d’un poids. Il a écrit au prix d’une certaine douleur (« tu enfanteras dans la douleur »…). Et ce n’est pas faire cas du seul art torturé : la douleur dont je parle peut être plus ou moins exprimée, lancinante ou aigüe, se décliner dans les nuances, se faire mélancolie, manque, désarroi… Elle ne se retrouve pas forcément dans l’œuvre, elle est simplement palpable, elle est avant tout celle de l’écrivain.
Vous le sentez tout de suite, quand l’œuvre a été écrite par nécessité, pour dire quelque chose, et qu’elle vient augmenter votre propre vie, ou quand ce n’est qu’un livre, écrit pour écrire. La nécessité est ce qui distingue le propos véritablement profond et empreint de vérité. La nécessité est ce qui fait la différence entre l’artiste qui livre un morceau vivant d’humanité, et le simple artisan astucieux, à la Tarantino : habile à créer un beau petit objet qui fonctionne, mais qui restera toujours au seuil du chef d’œuvre. Ceux-là sont simplement des gens talentueux, qui exécutent leur numéro de petit singe. Il leur manque un quelque chose d’impérieux. Il leur manque le sens.
Evidemment, la meilleure garantie en matière d’œuvres nécessaires, pour ne pas se tromper, c’est de taper dans les grands auteurs classiques : ils sont « classiques » justement parce que la nécessité de leur message concerne tous les hommes et toutes les époques. Mais, me dira-t-on, ce n’est pas comme ça qu’on va soutenir les nouveaux talents littéraires d’aujourd’hui et de demain… Certes. Mais qui vous a demandé de le faire ?
Ouf ! Ne lisant pas, votre article vient de m’ôter les quelques petits relents de culpabilité qui me restaient…On se demande bien pourquoi d’ailleurs.
Sinon, complètement abruti le titre du livre, c’est dans l’air du temps. A ce propos un mini-site hilarant : c’est un générateur aléatoire de titre et de couverture de livres :
http://www.omerpesquer.info/untitre/
Ahah, version contraire de Vlad pour ma part, et malgré tout une adhésion totale!
Je lis beaucoup et parfois quand on me parle d’un livre (les yeux jaunes des crocodiles est un exemple parfait parce que situation vécue) je réponds: oui bien sûr, heu pourquoi pas? enfin, j’ai pas vraiment le temps pour ces livres là.
;o)
Vlad, avec votre « générateur aléatoire », vous touchez juste : c’est exactement l’impression que m’avait donnée le titre. Les « écureuils », « Central Park », le « lundi »… Tout cela semble avoir été juxtaposé côte à côte de façon aléatoire !
Kahazara, je vois bien votre situation : on vous étiquète comme « lectrice » et on vous recommande les bouquins-de-l’été les uns après les autres ! Ca m’est arrivé pour « L’élégance du hérisson » (titre que la machine de Vlad aurait tout à fait pu créer !) : « toi qui aime lire, c’est bien écrit, c’est une concierge qui fait semblant d’être inculte devant ses voisins mais qui en fait est super cultivée et passe des journées à la bibliothèque… ». Et comme vous avez fait semblant de dire oui, on vous redemande régulièrement si vous l’avez commencé… 🙂
L’idée que notre temps de lecture est compté, c’est quelque chose que j’ai toujours à l’esprit. Sur un temps de lecture que nous estimerons à 70 ans, à raison d’un livre par semaine, cela nous fait 3640 livres. Arrondissons à 4000. 4000 livres que nous devons choisir judicieusement pour saisir l’essentiel de la littérature, et l’essentiel des idées qu’il y a à connaitre. Évidemment, si on descend à un livre par mois, comme la plupart des lecteurs de romans de gare, cela réduit l’échantillon: 840 ouvrages. Et malheureusement, c’est justement ces gens la, dont le choix est encore plus drastique, qui consacreront leur temps de lecture a des bluettes, des Anna Gavalda, des Marc Levy, etc. Cependant, ça pose une autre question: cette urgence de lire des grands livres, est ce qu’elle n’est pas un peu contraignante? Sommes nous obligés de ne lire que des chefs d’œuvre? D’assimiler uniquement des cathédrales de l’esprit? La lecture peut aussi être un plaisir simple, un loisir. De la même manière qu’on a pas forcément envie de haute gastronomie à chaque repas, on peut s’offrir le plaisir d’un livre non-essentiel de temps en temps (comme un Stephen King…) même si ça ronge le capital des 4000 chefs d’oeuvre.
Je suis plutôt d’accord, à une différence près : pour moi, les livres nécessaires ne sont pas seulement ceux qui recèlent un savoir, une technicité philosophique, comme semble le sous-entendre ton expression « cathédrale de l’esprit ». La « vérité » d’un livre n’est pas tout le temps une vérité théorique ou scientifique. Ce peut être simplement la mise en scène d’un moment vrai, entier. Un livre simple, libre, qui nous fait voyager. Le plaisir n’est pas exempt de la necessité !
Je suis d’accord également pour dire qu’on peut s’accorder des pauses de lecture « non-essentielle ». Mais nous avons pour cela, il me semble, suffisamment de magazines, journaux, sites et blogs à parcourir toute la semaine pour ne pas engraisser l’édition non-essentielle !
Bof ! en ce moment grâce à Amazon je ne lis plus (en vo) que des livres sur la guerre d’Espagne et le « true crime » , les seuls qui m’intéresent!