« Une espèce d’état de possession collective »

La discussion basée sur des arguments de raison ne demeure possible (…) que tant que le potentiel émotionnel inhérent à la situation n’a pas dépassé un certain seuil critique. Au-delà, (…) la raison fait place à une espèce d’état de possession collective qui se propage à la manière d’une épidémie psychique. Quand les choses en sont là, surgissent ces éléments troubles de la population qui, en tant qu’éléments asociaux, menaient une existence tout juste tolérée tant que régnaient les normes de l’ordre établi. Ne pensons pas que de tels individus ne constituent que de rares curiosités que l’on ne rencontre que dans les prisons ou les asiles. (…) Pour tout malade mental manifeste, il existe au moins dix cas de folie latente ; si cette dernière n’explose pas fréquemment, il n’en demeure pas moins que les conceptions, les comportements et le rayonnement social de ces êtres se trouve sous l’emprise d’influences inconscientes, maladives et perverses bien qu’ils présentent toutes les apparences du normal. (…) Leur état d’esprit correspond à celui d’un groupe ou d’une masse en état d’excitation collective, en proie à des préjugés affectifs et à des phantasmes qui les portent alors à prendre leurs désirs pour des réalités. Au sein d’une telle masse, les éléments asociaux sont les adaptés. (…) Leurs idées chimériques, sous-tendues par des ressentiments fanatiques, en appellent à la déraison collective.

Carl Gustav Jung dans Présent et avenir.

La révolte des masses

Je pensais lire un essai agréablement désuet en ouvrant ce livre de José Ortega y Gasset publié en 1929, mais c’est au contraire une réflexion sur l’Europe qui tombe à point nommé en ces temps où l’on entend que celle-ci est titubante, qu’on assiste à la fin de l’euro et à la déliquescence de l’Union… Une réflexion qui tombe à point nommé également sur le vide ressenti de la société moderne, et plus largement sur ce qui fait une civilisation.

Le postulat de Ortega y Gasset est qu’à l’époque où il parle, la dynamique de la civilisation européenne est éteinte, au point mort. Le monde vit sur sa lancée, dans une période indéfinie où l’Europe a lâché les rennes de l’Histoire et où aucun « repreneur » ne se profile à l’horizon. Il en résulte un état de flottement, une inertie : le monde tourne à vide et n’a plus de direction.

Ce qui est fort, c’est de penser cela à cette époque précisément, alors que la vie politique occidentale est intense et que, en pleine effervescence des nationalismes et des fascismes, la superficialité des choses pouvait au contraire laisser croire que l’Europe était forte, ambitieuse, débordante d’énergies fussent-elles négatives, et qu’elle souffrait de tout sauf d’un manque de vitalité et de dynamisme. Ortega voit cette effervescence mais elle est justement pour lui le signe de la mort de cette Europe-là. Il y voit le baroud d’honneur d’un paradigme à l’agonie : celui de l’état-nation.

Pour Ortega y Gasset, la vocation naturelle de l’Europe est d’exister en tant qu’ensemble. Le cadre de l’état-nation est désormais dépassé, devenu trop étriqué pour la dimension qu’a atteint la civilisation européenne. Elle a débordé du cadre ancien (l’état-nation) sans encore avoir trouvé de nouvelle forme. D’où son flottement. Ainsi, de nouveaux rapports sont à inventer, de nouveaux modes de coexistence sont à établir pour fonder une nouvelle dynamique civilisationnelle. Ou bien nous saurons les inventer, ou bien la civilisation européenne sera disloquée par l’invasion de barbares (aucune autre n’étant identifiée pour la concurrencer ou la remplacer à ce stade).

Dieu sait que je ne suis pas un européen très convaincu, mais le livre a une façon de présenter ces idées avec une telle liberté qu’on est tenté de les considérer l’espace d’un instant : pourquoi pas ? Pourquoi pas une Europe ? Celle qui a été construite n’a jamais eu de substance civilisationnelle (il serait d’ailleurs intéressant de savoir de quel oeil Ortega aurait vu l’UE), mais pourquoi pas imaginer que l’état-nation soit un stade temporaire, que le destin des Européens soit d’aller au-delà et de dépasser cette forme ? Ce qui est frappant en tout cas, c’est la similitude entre le flottement décrit et la situation actuelle. Comme si le constat fait à l’époque ne prenait vraiment corps qu’aujourd’hui. Le livre parvient particulièrement bien à cristalliser cette impression ténue que la société moderne est vide de contenu, de substance, que la chose sociale est morte et que seules subsistent les institutions qui régissaient cette chose, qui continuent à perdurer absurdement.

Aujourd’hui, la société est un simulacre de société, la politique un simulacre de politique… Toute tentative de définir la société française ou européenne est un outrage ou un « débat ». Aujourd’hui, la « société » n’est plus un état de fait, le constat d’une effective vie en commun ; elle ne tient plus par un ciment naturel pétri de quotidien, mais par des décrets, des injonctions à vivre-ensemble, des déclarations de bons souhaits en somme. Là où auparavant, vie et vie sociale ne faisaient qu’un, là où traditionnellement la société consistait en l’organisation de mœurs culturelles constatées, elle est aujourd’hui un projet – c’est-à-dire une construction mentale qui vise à sécréter elle-même les mœurs et à les transformer. Désormais, les gens sont là et on leur demande de bien vouloir vivreensemble, en plus de leurs occupations personnelles. En ce sens, la société moderne est « déculturée ».

Ortega y Gasset ne donne pas de solution à proprement parler pour sortir de cette impasse. Il se contente de souligner l’ampleur du défi et la délicatesse de la tâche. Reste cet écho particulier que renvoie son livre aujourd’hui, parce que nous sommes clairement à ce moment où un monde se termine et où un autre commence à esquisser ses possibilités.

Quelques extraits du livre :

« L’homme qui domine aujourd’hui est un primitif surgissant au milieu d’un monde civilisé. C’est le monde qui est civilisé, et non ses habitants, qui eux n’y voient même pas la civilisation mais en usent comme si elle était le produit même de la nature. Au fond de son âme, l’homme méconnait le caractère artificiel, presque invraisemblable de la civilisation. »

« La société est ce qui se produit automatiquement par le simple fait de la coexistence, qui sécrète inévitablement par elle-même des coutumes, des usages, un langage, un droit, un pouvoir public. Une société ne se constitue pas par l’accord des volontés. A l’inverse, tout accord de volonté présuppose l’existence d’une société, de gens qui vivent ensemble, et l’accord ne peut consister qu’en une détermination de formes de cette coexistence. L’idée d’une société comme réunion contractuelle est la plus absurde tentative qu’on ait fait de mettre la charrue avant les bœufs. Le droit, en tant que réalité est une sécrétion spontanée de la société. Vouloir que le droit régisse les rapports entre des êtres qui ne vivent pas préalablement en société effective suppose une idée assez confuse et ridicule du droit. »

« La plénitude des temps n’existe plus car elle supposerait un avenir clair, prédéterminé, sans équivoque, comme il l’était au 19ème siècle. On croyait alors savoir ce qui se passerait le lendemain. Aujourd’hui, l’horizon s’ouvre une fois de plus sur des perspectives inconnues. On ne sait pas qui va commander ni vers quel centre vont graviter dans l’avenir les choses humaines ; c’est ce qui explique que la vie s’abandonne à un scandaleux provisoire. Tout ce qui se fait aujourd’hui est provisoire. Depuis la manie du sport physique jusqu’à la violence en politique, depuis l’art nouveau jusqu’aux bains de soleil sur les ridicules plages à la mode… Rien de tout cela n’a vraiment de racines profondes. En somme, tout cela est vitalement faux. Il n’y a de vérité dans l’existence que si nous sentons nos actes comme irrévocablement nécessaires. Or il n’y a aucun politicien aujourd’hui qui sente réellement que sa politique est inévitable. Il n’y a de vie véritablement enracinée, autochtone, que celle qui se compose de scènes inévitables. Le reste, ce que nous pouvons à volonté prendre, laisser ou remplacer, n’est précisément qu’une falsification de la vie. »

« Ne voyez-vous pas le caractère paradoxal et tragique de l’étatisme ? La société, pour vivre mieux, créé comme un ustensile, l’Etat. Ensuite l’Etat prédomine, et la société doit commencer à vivre pour l’Etat. Mais enfin l’Etat se compose encore des hommes de cette société. Plus tard, ils ne suffisent plus pour soutenir l’Etat et il faut appeler des étrangers : d’abord des Dalmates, puis des Germains. Les étrangers se rendent maîtres de l’Etat et les restes de la société doivent vivre comme leurs esclaves, esclaves de gens avec lesquels ils n’ont rien en commun. »

« Formalités, normes, politesse, égards, justice, raison, à quoi bon avoir inventé tout cela et créé de telles complications ? Cela se résume dans le mot « civilisation ». Il s’agit de rendre possible avec tout cela, la cité, la communauté, la vie en société. Tous en effet supposent un désir radical et progressif ; chacun doit compter avec les autres. On est incivil et barbare dans la mesure où l’on ne compte pas avec les autres. La forme politique qui a témoigné la plus haute volonté de communauté est la démocratie libérale. Elle porte à l’extrême la résolution de compter avec autrui. Le libéralisme est le principe de droit politique selon lequel le pouvoir public lui-même – bien qu’omnipotent – se limite à lui-même et tâche, même à ses dépens, de laisser une place dans l’Etat qu’il régit, afin que puissent y vivre ceux qui ne pensent ni ne sentent comme lui. Le libéralisme est la générosité suprême, c’est le droit que la majorité octroie aux minorités. Il soutient sa résolution de vivre en commun avec l’ennemi, et qui plus est, avec un ennemi faible. Il était invraisemblable que l’espèce humaine fût parvenue à une attitude si belle, si paradoxale, si élégante, si acrobatique, si anti-naturelle. Vivre avec l’ennemi ! Gouverner avec l’opposition ! Une telle bienveillance ne commence-t-elle pas à être incompréhensible ? Les pays où subsiste l’opposition sont de moins en moins nombreux. Dans presque tous, une masse homogène exerce une lourde pression sur le pouvoir public. La masse ne désire pas vivre en commun avec ce qui n’est pas elle. Elle hait mortellement ce qui n’est pas elle. »