La révolte des masses

Je pensais lire un essai agréablement désuet en ouvrant ce livre de José Ortega y Gasset publié en 1929, mais c’est au contraire une réflexion sur l’Europe qui tombe à point nommé en ces temps où l’on entend que celle-ci est titubante, qu’on assiste à la fin de l’euro et à la déliquescence de l’Union… Une réflexion qui tombe à point nommé également sur le vide ressenti de la société moderne, et plus largement sur ce qui fait une civilisation.

Le postulat de Ortega y Gasset est qu’à l’époque où il parle, la dynamique de la civilisation européenne est éteinte, au point mort. Le monde vit sur sa lancée, dans une période indéfinie où l’Europe a lâché les rennes de l’Histoire et où aucun « repreneur » ne se profile à l’horizon. Il en résulte un état de flottement, une inertie : le monde tourne à vide et n’a plus de direction.

Ce qui est fort, c’est de penser cela à cette époque précisément, alors que la vie politique occidentale est intense et que, en pleine effervescence des nationalismes et des fascismes, la superficialité des choses pouvait au contraire laisser croire que l’Europe était forte, ambitieuse, débordante d’énergies fussent-elles négatives, et qu’elle souffrait de tout sauf d’un manque de vitalité et de dynamisme. Ortega voit cette effervescence mais elle est justement pour lui le signe de la mort de cette Europe-là. Il y voit le baroud d’honneur d’un paradigme à l’agonie : celui de l’état-nation.

Pour Ortega y Gasset, la vocation naturelle de l’Europe est d’exister en tant qu’ensemble. Le cadre de l’état-nation est désormais dépassé, devenu trop étriqué pour la dimension qu’a atteint la civilisation européenne. Elle a débordé du cadre ancien (l’état-nation) sans encore avoir trouvé de nouvelle forme. D’où son flottement. Ainsi, de nouveaux rapports sont à inventer, de nouveaux modes de coexistence sont à établir pour fonder une nouvelle dynamique civilisationnelle. Ou bien nous saurons les inventer, ou bien la civilisation européenne sera disloquée par l’invasion de barbares (aucune autre n’étant identifiée pour la concurrencer ou la remplacer à ce stade).

Dieu sait que je ne suis pas un européen très convaincu, mais le livre a une façon de présenter ces idées avec une telle liberté qu’on est tenté de les considérer l’espace d’un instant : pourquoi pas ? Pourquoi pas une Europe ? Celle qui a été construite n’a jamais eu de substance civilisationnelle (il serait d’ailleurs intéressant de savoir de quel oeil Ortega aurait vu l’UE), mais pourquoi pas imaginer que l’état-nation soit un stade temporaire, que le destin des Européens soit d’aller au-delà et de dépasser cette forme ? Ce qui est frappant en tout cas, c’est la similitude entre le flottement décrit et la situation actuelle. Comme si le constat fait à l’époque ne prenait vraiment corps qu’aujourd’hui. Le livre parvient particulièrement bien à cristalliser cette impression ténue que la société moderne est vide de contenu, de substance, que la chose sociale est morte et que seules subsistent les institutions qui régissaient cette chose, qui continuent à perdurer absurdement.

Aujourd’hui, la société est un simulacre de société, la politique un simulacre de politique… Toute tentative de définir la société française ou européenne est un outrage ou un « débat ». Aujourd’hui, la « société » n’est plus un état de fait, le constat d’une effective vie en commun ; elle ne tient plus par un ciment naturel pétri de quotidien, mais par des décrets, des injonctions à vivre-ensemble, des déclarations de bons souhaits en somme. Là où auparavant, vie et vie sociale ne faisaient qu’un, là où traditionnellement la société consistait en l’organisation de mœurs culturelles constatées, elle est aujourd’hui un projet – c’est-à-dire une construction mentale qui vise à sécréter elle-même les mœurs et à les transformer. Désormais, les gens sont là et on leur demande de bien vouloir vivreensemble, en plus de leurs occupations personnelles. En ce sens, la société moderne est « déculturée ».

Ortega y Gasset ne donne pas de solution à proprement parler pour sortir de cette impasse. Il se contente de souligner l’ampleur du défi et la délicatesse de la tâche. Reste cet écho particulier que renvoie son livre aujourd’hui, parce que nous sommes clairement à ce moment où un monde se termine et où un autre commence à esquisser ses possibilités.

Quelques extraits du livre :

« L’homme qui domine aujourd’hui est un primitif surgissant au milieu d’un monde civilisé. C’est le monde qui est civilisé, et non ses habitants, qui eux n’y voient même pas la civilisation mais en usent comme si elle était le produit même de la nature. Au fond de son âme, l’homme méconnait le caractère artificiel, presque invraisemblable de la civilisation. »

« La société est ce qui se produit automatiquement par le simple fait de la coexistence, qui sécrète inévitablement par elle-même des coutumes, des usages, un langage, un droit, un pouvoir public. Une société ne se constitue pas par l’accord des volontés. A l’inverse, tout accord de volonté présuppose l’existence d’une société, de gens qui vivent ensemble, et l’accord ne peut consister qu’en une détermination de formes de cette coexistence. L’idée d’une société comme réunion contractuelle est la plus absurde tentative qu’on ait fait de mettre la charrue avant les bœufs. Le droit, en tant que réalité est une sécrétion spontanée de la société. Vouloir que le droit régisse les rapports entre des êtres qui ne vivent pas préalablement en société effective suppose une idée assez confuse et ridicule du droit. »

« La plénitude des temps n’existe plus car elle supposerait un avenir clair, prédéterminé, sans équivoque, comme il l’était au 19ème siècle. On croyait alors savoir ce qui se passerait le lendemain. Aujourd’hui, l’horizon s’ouvre une fois de plus sur des perspectives inconnues. On ne sait pas qui va commander ni vers quel centre vont graviter dans l’avenir les choses humaines ; c’est ce qui explique que la vie s’abandonne à un scandaleux provisoire. Tout ce qui se fait aujourd’hui est provisoire. Depuis la manie du sport physique jusqu’à la violence en politique, depuis l’art nouveau jusqu’aux bains de soleil sur les ridicules plages à la mode… Rien de tout cela n’a vraiment de racines profondes. En somme, tout cela est vitalement faux. Il n’y a de vérité dans l’existence que si nous sentons nos actes comme irrévocablement nécessaires. Or il n’y a aucun politicien aujourd’hui qui sente réellement que sa politique est inévitable. Il n’y a de vie véritablement enracinée, autochtone, que celle qui se compose de scènes inévitables. Le reste, ce que nous pouvons à volonté prendre, laisser ou remplacer, n’est précisément qu’une falsification de la vie. »

« Ne voyez-vous pas le caractère paradoxal et tragique de l’étatisme ? La société, pour vivre mieux, créé comme un ustensile, l’Etat. Ensuite l’Etat prédomine, et la société doit commencer à vivre pour l’Etat. Mais enfin l’Etat se compose encore des hommes de cette société. Plus tard, ils ne suffisent plus pour soutenir l’Etat et il faut appeler des étrangers : d’abord des Dalmates, puis des Germains. Les étrangers se rendent maîtres de l’Etat et les restes de la société doivent vivre comme leurs esclaves, esclaves de gens avec lesquels ils n’ont rien en commun. »

« Formalités, normes, politesse, égards, justice, raison, à quoi bon avoir inventé tout cela et créé de telles complications ? Cela se résume dans le mot « civilisation ». Il s’agit de rendre possible avec tout cela, la cité, la communauté, la vie en société. Tous en effet supposent un désir radical et progressif ; chacun doit compter avec les autres. On est incivil et barbare dans la mesure où l’on ne compte pas avec les autres. La forme politique qui a témoigné la plus haute volonté de communauté est la démocratie libérale. Elle porte à l’extrême la résolution de compter avec autrui. Le libéralisme est le principe de droit politique selon lequel le pouvoir public lui-même – bien qu’omnipotent – se limite à lui-même et tâche, même à ses dépens, de laisser une place dans l’Etat qu’il régit, afin que puissent y vivre ceux qui ne pensent ni ne sentent comme lui. Le libéralisme est la générosité suprême, c’est le droit que la majorité octroie aux minorités. Il soutient sa résolution de vivre en commun avec l’ennemi, et qui plus est, avec un ennemi faible. Il était invraisemblable que l’espèce humaine fût parvenue à une attitude si belle, si paradoxale, si élégante, si acrobatique, si anti-naturelle. Vivre avec l’ennemi ! Gouverner avec l’opposition ! Une telle bienveillance ne commence-t-elle pas à être incompréhensible ? Les pays où subsiste l’opposition sont de moins en moins nombreux. Dans presque tous, une masse homogène exerce une lourde pression sur le pouvoir public. La masse ne désire pas vivre en commun avec ce qui n’est pas elle. Elle hait mortellement ce qui n’est pas elle. »

La recette du savoir-vivre

Il m’avait frappé, en Croatie, de voir ces villes de pierre blanche, somptueuses et charmantes, habitées par des gens d’un rustre inimaginable. Les Croates ressemblent par certains côtés à des brutes qui vivraient dans les raffinements que leur ont abandonnés leurs envahisseurs successifs…

Je suis loin d’être historien, mais c’est un peu comme ça que je vois les choses pour l’Europe : un esprit latin, méditerranéen, qui à un moment donné a extirpé la civilisation européenne des griffes du peuple des forêts, de son inculture, de ses haches et de ses massues… Oui, sur le papier, je concèderais volontiers à l’esprit méditerranéen l’invention de tout ce que la pensée européenne a de positif. Etant entendu que dans « méditerranée » je fourre un ensemble de valeurs hétéroclite et discutable où se croisent Homère, Dionysos, l’Italie, la mer, la Renaissance, l’air sain, le commerce, les oliviers, les poivrons marinés…

Comment nier, lorsque de l’autre côté de la balance on trouve la brume anglo-saxonne ou l’ennui germain, que c’est de la Méditerranée que sortent la santé, la bonne humeur, et tout simplement l’art de vivre européen ? Et pourtant, cet esprit méditerranéen à lui seul est proprement insupportable. Allez dans le sud et l’homme de Méditerranée n’est pas du tout celui auquel on rêve. Allez dans le sud et il est impossible de saisir le lien entre les hommes qui ont bâti Venise et les Italiens brailleurs d’aujourd’hui. Allez dans le sud et une ville comme Marseille est tout bonnement un repère de pirates.

Ici, en Méditerranée, les gens sont dépourvus de doute à propos d’eux-mêmes. Ils avancent, sûrs de leur droit. Grappillent, bousculent, provoquent, haranguent… Si comme moi vous êtes un être de nature plutôt réglo, qui redoute le conflit, qui se repose sur la confiance, qui n’aime pas trop déranger, qui croit que les choses valent le prix qui est affiché… alors vous êtes foutu ! Au mieux on vous marche sur les pieds. Au pire on vous escroque. Vous voilà à la merci des fauves et des taureaux. Les méditerranéens s’avancent et vous feront reculer. C’est une question de principes physiques et gazeux : l’air chaud chasse le froid, ils mangent le terrain, vous le cédez. Il n’y a pas de place pour vous et eux.

Oh, ils ne pensent pas à mal. Ils croyaient simplement que vous alliez jouer le jeu. Donner du répondant. Pousser une gueulante. Ils s’attendaient à vous voir leur rendre la monnaie de leur pièce, crier en retour, crier plus fort. Ça se serait fini par un bras d’honneur bon enfant, au loin, et tout le monde aurait été content.

Au lieu de ça, le Méditerranéen est éberlué par votre réaction. Par votre non-réaction. Comment ? Vous avez tourné les talons sans demander votre reste ? Vous avez payé la somme qu’on vous a demandée sans broncher ? Comment, vous ne contestez pas ? Vous ne marchandez pas ? Vous ne klaxonnez pas ? C’est une injure ! Ils vous en veulent de cela : ne pas avoir haussé le ton comme cela se fait chez eux. Ils ne vous sentent pas. Ils ne vous comprennent pas. Cette hésitation, cette crainte qu’ils ont lue sur votre visage, elle les a offusqués. Vous les mettez mal à l’aise. Vous êtes louche. 

Non, l’esprit méditerranéen à lui seul n’est pas l’essentiel de la recette européenne. Par-dessus cette liberté sans-gêne, il y a un enrobage de réserve, de doute, de circonspection. Il y a les lois, les arbitrages, les codes. Il y a l’espace entre les gens, l’intimité, les règles pour prévenir de la promiscuité. Il y a la politesse, tout simplement. L’esprit européen résulte de ce brassage conflictuel : la mentalité étriquée du peuple des forêts et l’en-avant méditerranéen. Si la France est un pays si agréable, si l’esprit français a su être si probant dans le passé, c’est notamment parce que le dosage est quasi-parfait entre les deux.