Être bon

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Longtemps, nous avons pensé qu’être « gentil » consistait à ne pas être méchant. Et ce n’est pas tout à fait faux : beaucoup de gens ne nous demandent pas davantage. Nous sommes « gentil », et plus souvent qu’on ne croit nous avons été choisi, apprécié, retenu, pour cela : parce que nous ne sommes pas contrariants, parce que l’on sent assez tôt chez nous que les choses nous sont à peu près égales une fois notre avis exprimé, que nous ne causerons pas d’ennui, que nous laisserons la couverture à ceux qui entendent y draper leur petite personne.

Beaucoup de gens ne demandent pas davantage : sur le papier ils veulent du caractère, du muscle, des étincelles, du personnage haut en couleurs, mais dans la réalité ils n’aiment rien mieux que quelqu’un qui les laisse dérouler leur petite idée jusqu’au bout, qui les écoute, qui sache lâcher l’affaire et céder à leur ego toute la place dont il a besoin pour se répandre.

Longtemps nous avons pensé qu’être « gentil » consistait à ne pas être méchant, mais être gentil n’est pas être bon : le cosmos exige davantage. Être bon requiert que nous apportions au monde quelque chose de consistant, comme à un dîner on apporte un petit quelque chose. Et il convient d’apporter ce petit quelque chose, aussi insignifiant ou minimal qu’il soit, sous la présentation la meilleure et la plus nette possible.

Être bon requiert de créer, et non seulement de créer mais de transmettre, de donner, communiquer, ne pas garder pour soi.

Être bon requiert de faire non seulement un métier, mais son métier. Celui pour lequel on a été doté.

Être bon, ce peut être aussi punir, sanctionner, lorsque cela protège. Être bon, ce peut être être dur.

Être bon ce peut être refuser à autrui ce qu’on ne se permet pas à soi.

Être bon, c’est être nourricier. Permettre aux autres de se sourcer et se ressourcer auprès de soi.

Être bon, c’est être insensible, laisser les moucherons paître et se repaître sur son dos. Cesser d’attendre de celui qui ne peut pas donner. Ne pas se laisser affecter par la méchanceté des autres, vivre avec eux et les autres, leur faire face en toute indépendance. 

L’inutilité de l’univers

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Nombreux (et inopérants) sont ces films qui, pour accentuer le drame, ne savent que surenchérir sur l’enjeu : pour que le spectateur en pince, le suspense ne porte plus seulement sur l’issue de l’aventure, mais directement sur la vie ou la mort du héros. Et pour le film suivant, croyant faire encore plus fort, ce n’est plus seulement le sort du héros qui est en jeu, c’est celui du pays tout entier, ou même de la Terre, pourquoi pas, menacée de destruction. Et si cela ne suffit plus pour tenir en haleine, alors c’est la galaxie qu’on met en péril, en proie à un Méchant qui veut la pulvériser… Le film en est tellement plus intense et plus grandiose, n’est-ce pas ?

Ce cheminement intellectuel qui consiste à croire que l’on renforce l’intérêt et l’implication du spectateur en mettant dans la balance émotionnelle la destruction de la galaxie, parce qu’ainsi il se sent immanquablement inclus et concerné, ce cheminement est une erreur grossière, une méconnaissance de l’univers et de ses lois. En vérité je vous le dis, l’escalade vers un enjeu toujours plus grand, vers une échelle de catastrophe toujours plus « macro », est inutile. Car l’existence s’ajuste toujours aux proportions de l’univers dans lequel elle s’inscrit.

Ainsi, un géant ne sent pas ses tracas plus graves du fait qu’il soit plus grand : il a ses problèmes et la fourmi a les siens, aussi insurmontables pour l’un et pour l’autre. Gulliver ne voit pas ses joies et ses peines décuplées par rapport à celles d’un lilliputien. Et un PDG du CAC 40, alors qu’il pilote une entreprise internationale de centaines de milliers d’employés, ne se fait pas plus de frayeurs qu’un petit patron de PME, il n’a pas plus d’emmerdes à gérer, ne supporte pas de poids plus lourd sur ses épaules que le petit patron. Tous deux ont le même nombre d’heures dans la semaine pour faire ce qu’ils ont à faire. Le drame de leur vie s’ajuste automatiquement à l’échelle de leur environnement, chacun a l’impression de vivre sa responsabilité à son maximum d’intensité.

Ainsi, au cinéma comme dans la vie, l’échelle à laquelle on agit, la dimension de l’enjeu auquel on est confronté, ne sont pas proportionnelles à l’intensité dramatique. Le fait que Bruce Willis sauve l’humanité en détournant un météore prêt à entrer en collision avec la Terre, en soi, n’est pas automatiquement porteur d’un drame accru, par rapport à l’histoire que serait celle, portée à l’écran, d’un type fumeur qui passerait son dimanche soir à chercher un tabac ouvert. C’est peut-être même bien le contraire ! Une belle démonstration de cette relativité est l’univers littéraire créé par William Faulkner. Ici, on le constate, nul besoin de parcourir le globe, nul besoin de viser l’universel et les étoiles : toute la tragédie humaine peut tenir dans les petites histoires misérables du sempiternel Yoknapatawpha (à tes souhaits), ce minuscule comté rural du sud des Etats-Unis que l’écrivain aura passé sa vie à arpenter par ses histoires sans jamais en sortir.

Yoknapatawpha.County

Tout horizon, aussi réduite que soit sa circonférence, est donc un univers à part entière, un infini qui épouse automatiquement l’échelle de vie de chacun. Le philosophe compare l’homme à une araignée sur sa toile de conscience. Peu importe les questions métaphysiques, peu importe la taille de l’univers, le monde peut être aussi grand qu’il veut : son étendue se résumera toujours, pour nous, à cette toile et à ce qui veut bien s’y laisser prendre. Il est sage de savoir que son horizon est réduit et de se concentrer sur les choses que sa conscience peut « attraper ». Il est sage de savoir que son horizon est réduit et que cela n’en amenuise aucunement l’amplitude et l’intensité de la vie.

« Il est doux d’observer le grand malheur d’autrui »

« Il est doux, quand les vents tourmentent de leurs trombes la mer aux vastes flots, de se trouver à terre et d’observer là le grand malheur d’autrui.

Non qu’on ait plaisir à voir quiconque mis à mal, mais de voir de quels malheurs on est soi-même exempt, c’est cela qui est doux. 

Plus doux encore est de tenir les temples qu’a érigé l’enseignement des sages, bien défendus, sereins, d’où porter son regard vers en bas et voir au loin les autres errer et chercher au hasard le chemin de la vie, rivaliser d’esprit, faire nuit et jour un colossal effort pour monter au sommet de la richesse et être maître des choses… Pauvres esprits humains, ô poitrines aveugles ! En combien de périls et dans quelles ténèbres se consume la vie aussi courte soit-elle ! »

Lucrèce, dans De rerum natura.

« Jouer le personnage qui nous a été donné »

« Souviens-toi que tu es acteur dans une pièce, longue ou courte, où l’auteur a voulu te faire entrer.

S’il veut que tu joues le rôle d’un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu’il te sera possible. S’il veut que tu joues celui d’un boiteux, d’un prince, d’un plébéien, il en est de même.

Car c’est à toi de bien jouer le personnage qui t’a été donné, mais c’est à un autre de te le choisir. »

Dans le Manuel d’Epictète.

Le Juste contre le Justicier

Il s’agit d’appeler en soi le Juste. Le Juste contre le Justicier.

Le Justicier s’offusque et s’exclame.
Le Juste comprend et obtient.

Le Justicier est contrariant, il entrechoque.
Le Juste est conciliant : il coordonne.

Le Justicier attaque, harcèle.
Le Juste protège, défend.

A grands cris, le Justicier réclame : les honneurs, le respect, les excuses. Toutes ces choses qui lui sont dues.

Dans le silence, le Juste accorde et distribue les siennes.

Le Justicier, tel un saumon débile, s’obstine dans sa course entêtée. Naturellement il heurte le rocher, naturellement il maudit le sens du courant.

Le Juste a eu son heure de renoncement : plutôt que de vouloir changer la direction du monde, il a changé la sienne. Il est en harmonie.

« Plus une chose a de vide »

Lucrèce, dans De rerum natura :

« Sans vide, jamais rien ne peut être brisé, rompu, coupé, fendu en deux, rien ne peut prendre l’eau, non plus le froid perçant ni le feu pénétrant… Toutes les choses qui tuent.

Et plus une chose en son dedans a de vide, plus l’attaque est profonde et la fait chanceler. »

Homme-chouette

Quand j’étais enfant, les chouettes venaient, à la saison, loger dans les corniches de ma vieille maison. Elles étaient là pour l’été. Depuis un rebord sous la pente d’un toit, elles nous observaient en sifflant. A la nuit tombée, à tour de rôle elles prenaient l’envol, planaient au-dessus de la maison, sifflaient par dessus de nos têtes lorsqu’on mangeait dehors le soir… Parfois, l’éclat furtif du dessous de leur plumage surprenait la nuit, quand l’une d’elles passait dans la lumière d’une fenêtre.

La chouette a tout pour effrayer un enfant, son cri, ses serres… Mais cet animal m’est pourtant toujours paru ami. Sa manière de faire savoir sa présence tout en restant invisible, être là sans l’être… Sa capacité à discerner dans l’obscurité…

Dans le domaine de la pensée, je voudrais être l’homme-chouette : celui qui observe depuis sa tour au sommet de la nuit, celui qui ne craint rien et peut regarder toute chose en face. Celui qui, en toute chose, sait séparer le propre du sale : reconnaître ce qui est comestible pour l’assimiler, ce qui est nuisible pour le rejeter en pelote – poils et os, ce qui est inutile et méprisable pour l’expédier par une autre voie.

Talon d’Achille

Au-delà de 40, 50 ans, le visage n’est jamais plus véritablement au repos. Lorsqu’il est « au repos », que la personne regarde distraitement dans le vide, le visage conserve en réalité une tension : une grimace figée de terreur, de malice ou de mécontentement… Toute sa vie d’adulte, le visage a tendu vers cette grimace pour finalement s’y figer définitivement. Il a pris le pli.

Peut-être ces personnes ont-elles fait cette grimace de plus en plus souvent ? Peut-être ont-elles lutté contre cette grimace ? Mais en tout cas la voilà installée et gravée. Le but, dans la vie, c’est peut-être de refuser cette grimace le plus longtemps possible, repousser le plus loin possible le moment où elle prend la place de notre visage.

Deviner quelle grimace va imprimer sur nous le cours de la vie. Déceler suffisament tôt chez soi la maladie qui nous sera fatale. Quelle marotte, quel penchant, quelle inclination ne guérira pas, quel vice de caractère nous accompagnera jusqu’à la folie puis la mort. S’asseoir à ses côtés et voir paisiblement la mort venir…

Ennemis parfaits

On trouve deux types de véritables ennemis.

  • L’ennemi mortel :  le monde est trop petit pour vous deux et à la fin, on le sait, ce sera lui ou vous. L’enjeu est ici réel : économique, professionnel, survie…
  • Le meilleur ennemi : il n’est pas très différent d’un ami. Il est noble, peut rendre coup pour coup, il fonctionne comme vous, selon les mêmes principes, selon la même hygiène, le même code d’honneur, les mêmes règles, qu’il s’administre avec la même rigueur. Seulement, il arrive à des conclusions opposées. L’enjeu est ici plutôt d’honneur.

Avec l’ennemi mortel, ce qui importe est de triompher. C’est une question de vie ou de mort. Avec le meilleur ennemi, ce qui importe est le combat. Il ne doit jamais finir.